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Chroniques au Val

Ligericus sum, nil Ligeris a me alienum puto.

Les pauvres misères

 

Christian et sa chère mère.

 

 

 

« Les Pauvres misères » ; c'est ainsi que dans le village, cette pauvre femme, Anne-Marie et son jeune fils Christian étaient surnommés. Terrible sobriquet qui unissait dans la même déchéance une lavandière, femme à tout faire et son enfant, né de père inconnu. L'une hochait du matin au soir pour gagner le peu qui lui permettait de survivre tandis que l'autre, insouciant, jouait loin de ses semblables qui lui faisaient payer le poids de la faute de sa génitrice.

La malheureuse, en dépit de son courage, de sa volonté à bien faire les ouvrages qu'on lui confiait, savait que pour elle, le prix du labeur ne serait jamais celui de ses commères. Même là, elle devait porter sa peine, se dire que les rares familles qui lui confiaient du travail, agissaient par charité et non par nécessité. La belle farce que celle-ci, elle qui mettait tant de cœur à ce qu'elle faisait pour presque rien et le mépris en prime.

Le gamin courait les bois et les rives, était passé maître dans l'art de piéger, d'attraper, de surprendre, de dénicher et de cueillir ce qui pouvait se manger. Il avait grand souci avec les gardes, les propriétaires, les fermiers aux petits lopins de terre ou les régisseurs des propriétés à préserver de ses maigres ponctions. La charité chrétienne est une parfaite illusion en ce monde pour celui qui n'a rien.

Anne-Marie, la fille-mère, était couverte d'opprobre par toute la communauté au point qu'elle n'avait pas droit de se rendre au lavoir tandis qu'il lui était imposé de laver son linge bien plus en aval de celui-ci de manière à ce qu'elle ne souille pas le linge de ces maudites mégères qui disaient tant de mal d'elle.

Fils et mère, pareillement unis dans le rejet de tout un village, ne trouvaient grâce et amitié qu'auprès d'Irène, la diseuse de bonne aventure de l'endroit, un peu sorcière également et accoucheuse à l'occasion. Irène, une vieille femme qui vivait elle aussi à l'écart des biens pensants quoique tôt ou tard, ceux-là avaient recours à ses services.

Irène avait donné naissance à Christian. Elle s'en souvient encore de cette venue au monde tandis que le bourg ne cessait de bruire de toutes les supputations possibles ou saugrenues à propos d'un homme qui avait profité de la naïveté de celle à jamais déshonorée. Monsieur le pasteur, en bon garant de la moralité de ses ouailles avait prévenu la parturiente que jamais son enfant n'aurait droit au baptême dans sa paroisse. Christian grandit donc en bon païen, ce qui expliqua sans doute son attachement et sa connaissance par le cœur de la nature tout autant que sa méfiance absolue vis à vis des humains.

Ce jour-là, par un froid de canard, Anne-Marie lavait le linge du châtelain. Comme de coutume, elle était à l'écart, ayant traîné sa selle et poussé sa brouette loin du lavoir banal. Comme toujours, elle avait aux mains ses inséparables mitaines. Qu'il fasse froid à pierre fendre comme aujourd'hui ou la canicule, elle les gardait aux mains en dépit du côté mal commode de la chose quand c'est mouillé. Les supputations allaient bon train, les unes prétendaient qu'elle avait vilaines pustules sur la paume à dissimuler, les autres affirmant pire encore, qu'elle devait avoir les doigts palmés, signe indiscutable du malin.

Anne-Marie ne s'était jamais sentie aussi lasse. La tête lui tournait, elle était traversée de frissons. Elle aurait aimé rentrer chez elle, se coucher mais elle devait absolument finir cette lessive. Le châtelain n'aurait pas accepté qu'elle diffère d'une journée sa mission d'autant que s'il conservait cette souillon à son service, c'était pas pure bonté d'âme. Elle avait appartenu autrefois à sa domesticité. En ce temps lointain, elle était belle, vive, plaisante et toujours avenante. Trop sans doute, elle faisait tourner toutes les têtes de la maisonnée.

Puis il y eut cette grossesse de la honte. L'homme la congédia tout en continuant, on ne sait pourquoi dans le bourg, à l'employer de temps à autre pour des travaux qui ne nécessitaient pas de pénétrer en son domaine. Ceci était désormais impossible à ses yeux. Elle avait fauté, trahi sa confiance et semé le trouble dans sa propre demeure. Anne-Marie garda toujours le silence sur sa faute. Jamais elle ne trahit celui qui lui avait fait pareille offrande. Qui pouvait-il être ? Qu'avait-elle à gagner à ne rien dire surtout au pasteur qui faute de cette confession la chassa à jamais de sa communauté religieuse. Seule Irène n'avait pas cherché à savoir. La vieille avait bien sa petite idée sans pour autant évoquer ce terrible secret.

La sorcière s'était contentée d'être le seul soutien de la pauvrette et de ce gamin, né pour hériter d'un péché dont il était totalement innocent. Mais aujourd'hui, malgré sa connaissance des herbes et des potions, Irène avait un sombre pressentiment : son amie ne passerait pas la nuit, elle était au bout de son chemin de croix.

La suite lui prouva qu'elle voyait juste. Quand elle arriva en bord de rivière pour la convaincre de rentrer chez elle, lui suggérant même, en dépit de son grand âge de finir la lessive à sa place, il était déjà trop tard. La femme gisait là, le buste dans l'eau, les jambes calées sur sa selle. Elle avait rendu son dernier souffle …

Irène se précipita vers la défunte, retira une mitaine et se saisit de quelque chose qu'elle rangea précautionneusement dans sa blouse. Puis, laissant là celle qui n'avait désormais plus besoin de personne, elle se mit en quête de Christian. Elle se devait d'être celle qui lui annoncerait la terrible nouvelle avant que de le prendre sous son aile tant que ses forces le lui permettraient.

Christian fut effondré au-delà de l'imaginable. Lui qui ne possédait rien, qui n'avait aucun ami, venait de perdre sa mère, sa seule raison de vivre. Celle que les autres qualifiaient de sorcière trouva les mots et les gestes pour rendre supportable ce qui ne pouvait l'être. Elle entoura l'enfant d'une affection dont elle ne se pensait pas capable. Ils furent tous deux, les seuls à accompagner la malheureuse dans une tombe creusée hors des murs du cimetière. Sa faute l'excluait aussi du monde des défunts.

Pourtant, quand la nouvelle de son décès avait circulé dans la congrégation, le châtelain en personne s'était précipité pour examiner le corps. Il semblait être à la recherche de quelque chose. Son insistance avait choqué, il y avait une forme d'indécence dans son empressement à fouiller les loques de cette pauvre femme. En dépit des critiques, il s'échina vainement puis s'en retourna dans sa demeure d'humeur massacrante. Irène riait sous cape.

Le temps passa, une année chassa l'autre. Christian grandissait, devenait à son tour le soutien de la vieille qu'il veillait comme sa regrettée mère avait veillé sur lui. Puis un jour, une nouvelle arriva dans le bourg : le fils du châtelain, celui qui mystérieusement avait quitté sans retour le domaine venait de passer de vie à trépas.

La nouvelle fit l'effet d'une bombe dans la communauté. Le châtelain ne supporta pas l'annonce. Il fut emporté par une syncope. La vérité allait peut-être jaillir de l'étude du notaire. Toutes les rumeurs les plus folles circulaient alors. C'est à l'ouverture du codicille que chacun put enfin comprendre le mystère qui avait entaché la vie de ce bourg.

Le notaire annonça à tous que l'héritier du domaine était celui qui présenterait l'anneau que le fils du châtelain avait confié à celle qu'il avait aimée de toutes ses forces et qu'il avait dû abandonner sur l'injonction paternelle. Il ne s'était jamais pardonné sa lâcheté. Par contre, son amoureuse avait reçu de lui une bague qui prouverait son existence et son droit à hériter de ses biens.

Irène pouvait alors confier à Christian ce qu'elle avait substitué à la voracité du châtelain ; la fameuse bague que le jeune homme avait donné pour gage de son amour à celle qui portait son enfant. Christian se présenta avec ce précieux bijou. Il devenait par la magie de ce présent, l'homme le plus riche qui soit dans la région.

Que pouvait lui importer cette richesse alors qu'elle avait été cause de son malheur et surtout de la déchéance de sa chère mère. Il vendit le domaine, partit loin de ce pays d'ingrats et de fourbes qui pâtirent du démantèlement de la propriété. Il s'installa dans un autre pays en compagnie d'Irène qui eut ainsi une fin de vie paisible. Christian fit le bien autour de lui avec cet argent dont il n'usa qu'avec parcimonie pour son propre usage. Lui savait la valeur des choses. On l'avait traité de pauvre misère, il se fit un devoir de ne jamais l'oublier.

Charitablement sien.

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