Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Chroniques au Val

Ligericus sum, nil Ligeris a me alienum puto.

L'auberge du vieux gars.

Au Cyrano de Gaston

 

 

 

Il advint qu'une simple enseigne et un tic de langage chez un pauvre bougre un peu berlaudiot transforma le cours des choses et le lexique local. Il convient de prendre des précautions oratoires afin de narrer cette histoire sans offusquer les tenants du nouvel ordre moral. Ceux-là voudraient modifier les mœurs du passé pour qu'elles soient conformes à leur désir de régulation du présent. Voilà bien curieuse idée qui aurait fait se tordre de rire notre gentil Gaston.

Gaston était d'un commerce fort agréable pour qui savait garder une juste distance avec lui. D'une manière générale, la bonne mesure était de conserver entre le client et cet étrange patron, la largeur d'un comptoir qui du reste était de fort belle dimension. Ça tombe bien, jamais Gaston n'allait servir en salle, réservant cet office à une serveuse qui quant à elle, ne passait jamais derrière le comptoir.

Mais quelle était donc la raison de ce qui pouvait aisément ressembler à une forme commerciale de quarantaine ? Gaston se préservait soigneusement de s'approcher de ses semblables, non qu'il fût un misanthrope indécrottable ou bien un atrabilaire prompt à chercher querelle. Bien au contraire, il n'y avait jamais eu homme plus charmant et avenant que ce bistrotier, toujours prêt à offrir une tournée à un client fidèle.

Le malheureux était flanqué d'une maladie rare, d'une tare qui le plaçait au ban de la compagnie de ses contemporains. Il avait eu beau installer son estaminet en bord de Loire et y servir du poisson pour masquer ce qui le distinguait des autres, il était impossible d'échapper à ce mal sournois qui le rongeait et le faisait passer pour un pestiféré.

Notre tavernier était atteint d'une maladie inconnue alors et qui ne pouvait donc s'expliquer. C'est ainsi qu'il devait subir railleries et moqueries sans pouvoir donner explication rationnelle à cette odeur corporelle qui ne passait pas inaperçue. Aujourd'hui appelé triméthylaminurie, son trouble métabolique le gratifiait d'un épouvantable parfum de poisson dont rien ne lui permettait de se défaire.

Depuis les scientifiques ont trouvé une explication à ce curieux phénomène qui contraint vos relations à se pincer le nez à votre approche. Le pauvre garçon secrétait de la triméthylamine (TMA) qui est la substance responsable de l'odeur de poisson pourri. Ce « Le fish odor syndrom » comme on le nommait en patois Solognot le plaça dans une situation fort délicate du point de vue sentimental.

À ce problème intime que nulle mesure d'hygiène corporelle ne parvenait à atténuer, il devait ajouter l'insupportable espièglerie de ses clients mariniers dont chacun devine le peu de subtilité dans pareil cas. C'est ainsi que chaque jour ou peu s'en faut, il y en avait toujours un pour déclamer à la cantonade, après avoir vidé deux ou trois chopines : « Même une morue ne voudrait pas se marier avec le patron ! » Gaston serrait les dents et une paire de poings qu'il aurait bien aimé envoyer à la face du malotru.

Puis, les années passant, il accepta tant bien que mal son handicap tout en supportant les saillies les plus honteuses d'une clientèle mal embouchée. Il faillit cependant perdre totalement la tête le jour où le tenancier de la maison close vint se divertir en lui assénant la fameuse réplique. Il l'avait tant de fois entendue mais cette fois dans la bouche d'un maquereau, la mesure était à son comble. L'esclandre faillit finir en queue de poisson mais comme le goujat paya une tournée générale, les lois du commerce le sauvèrent du geste irréparable.

De ce jour, Gaston entendit tirer profit de ce que d'aucun considérait comme une tare inexplicable. Il commença par nommer son estaminet « Le Cyrano » associant à ce patronyme une enseigne représentant un somptueux nez. Le message était assez clair mais il entendit ajouter une devise, une facétie qui expliquerait non son odeur mais sa solitude. Il fit graver sur une bordée de sapine qui venait d'être déchirée, l'aphorisme suivant :

« Dans mon lit, j'ai rien ! »

Formule fort peu délicate il faut l'avouer pour signifier son état de vieux garçon, de célibataire endurci par la faute d'une odeur de poisson. Il avait mis les rieurs de son côté et cessa ainsi d'être importuné, chacun comprenant la douleur qui était la sienne.

Ajoutons que l'infortuné Gaston avait parfois des défauts de langue et qu'il ne cessait de dire, le soir, en invitant les derniers buveurs à quitter son estaminet : « Hâtez-vous donc de finir le dernier verre, je suis las et j'ai envie de monter à l'étiage ! » La formule était d'autant plus hilarante qu'elle s'adressait à des gosiers loin d'être au sec. Mais qu'elle vint d'un homme sentant le poisson et vivant en bord de rivière, elle fit le tour du pays.

Rapidement, les mariniers de toute la Loire cochaient l'endroit comme étant une halte obligatoire pour boire un bon coup et constater de visu ou plus exactement à vue de nez ce curieux phénomène. Le nom de Cyrano cessa d'être usité par des clients dont nombre d'entre eux n'avait jamais entendu parler de la pièce de théâtre et fut remplacé par la fameuse réplique de Gaston quelque peu modifiée.

Bientôt tous les gars qui vont sur l'eau savaient qu'il fallait faire halte « Au Lit j'ai rien », terme qui tomba un jour dans l'oreille d'un lettré qui en fit l'adjectif « Ligérien » pour désigner ce pittoresque peuple de Loire. Il faut bien peu de chose pour que naissent les mots même si parfois, il convient d'avoir une grande imagination pour en faire le récit. Ne pensez pas que j'ai écrit ce récit en ayant un verre dans le nez, ce serait fort indélicat.

Le « Ligérien » est toujours une étape à ne pas manquer. Guinguette désormais, elle se trouve en bord de Loire à Saint-Satur, sur le chemin de halage. Le patron ne sent pas le poisson. Vous pouvez lui rendre visite de ma part.

À contre-nez

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article