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Chroniques au Val

Ligericus sum, nil Ligeris a me alienum puto.

Du bocal au cadre.

L'insoluble embrouillaminis

 

Un poisson rouge, las de tourner en rond dans son bocal, désira avant de quitter cette vallée de larmes et d'ennui, s'offrir une part d'éternité et de célébrité en se faisant faire le portrait par un artiste. Si l'idée peut paraître séduisante, elle plongea le modèle potentiel dans un abysse de réflexion semé de bien des difficultés. La première d'entre-elles du reste résida dans la manière d'exprimer son désir.

Pour un poisson rouge, se faire entendre de manière intelligible n'est pas chose aisée. Il essaya bien à la manière du pape de glisser son message dans une bulle. Hélas, nul humain ne fut en mesure de décrypter cette bouteille à l'encre sans écho. Il essaya ensuite avec sa queue d'user du morse pour se faire comprendre. Là encore, personne parmi ses proches ne comprit son message. Après le morse, pourquoi pas tenter une autre langue animale. Il s'initia à la langue des cygnes sans connaître le moindre succès. Notre ami Nemo tournait en rond, expression qui du reste n'avait aucun sens pour lui.

Il songea un temps que jamais sa dernière volonté ne serait exaucée. Il en éprouvait un profond ressentiment lorsque le hasard lui sauva la mise. À côté de son bocal, sur la table qui lui servait de support, un livre fut posé par Jacques le plus attentif à lui, celui qui remarquait toujours quand il fallait changer l'eau de son bocal. Ce bon samaritain lisait Le Scaphandre et le papillon de Jean-Dominique Bauby.

Nemo ne perdait rien des émissions culturelles qui passaient sur la télévision, installée par bonheur devant sa prison ronde. C'était là son seul moyen d'évasion… Il avait suivi la manière dont le malheureux Jean-Dominique Bauby était parvenu à entrer en communication par le seul clignement d'une paupière pour rédiger ce livre témoignage. Nemo se mit à cligner de l'œil lui aussi, espérant que son ami remarquerait son envie de se faire comprendre.

Le miracle eut lieu. Il est vrai qu'un poisson rouge qui cligne de l'œil ne passe pas inaperçu pour peu que l'on observe vraiment les animaux. Son ami, après bien de vaines tentatives de déchiffrer le code choisi par le poisson, saisit son appel, sa demande pressante. Nemo était enchanté, il allait changer de cadre, quitter son bocal pour une toile.

Malheureusement, ce fut alors le début d'un conciliabule inextricable entre Jacques et le poisson. Le premier était un être sourcilleux ce qui explique sans doute qu'il avait compris le code du clin d'œil mais qui entraîna la demande dans un labyrinthe de questions. Il souhaita que Nemo choisisse la technique graphique avec laquelle on lui fera le portrait. Vous ne pouvez imaginer à quel point un tel détail peut vous mettre les nerfs en pelote.

Jacques qui avait un bon coup de pinceau s'y entendait fort bien en techniques picturales. D'une application extrême avec le souci du détail toujours en tête, il entendit que Nemo se détermine sur la manière dont il aimerait être croqué. Avouons tout de suite que cette formulation resta dans la gorge du poisson qui par souci de conciliation n'en laissa rien paraître.

Comble de maladresse, Jacques proposa tout d'abord d'utiliser de la peinture à l'huile. Le poisson y vit la confirmation de ce qu'il redoutait. Il n'avait nullement l'intention de finir en friture. Il repoussa vertement cette proposition sans prendre la peine d'en expliquer le motif. Pour lui c'était clair comme de l'eau de roche.

Le peintre sans se démonter suggéra alors l'aquarelle, ce qui du reste était son domaine de prédilection. Le poisson s'enquit de ce qu'était au juste cette technique au nom si joli. Quand son interlocuteur lui expliqua que c'était une technique de peinture à base d'eau qui s'applique sur du papier épais ou de la soie, Nemo affirma tout de go qu'il en avait assez soupé de l'eau, il préférait un autre procédé.

Le pastel fut la proposition suivante de Jacques qui dut expliquer qu'il s'agissait de craies ou de gommes arabiques tandis que les pastels gras sont constitués de cire et d'huile. Le poisson qui avait un fort mauvais souvenir de son passage à l'école refusa catégoriquement la craie qui dans son esprit peu habitué aux choses de l'art supposait un tableau noir. Le poisson rouge et le tableau noir, voilà une idée qui pourrait faire sourire les amateurs de Stendhal.

Jacques poursuivit son tour d'horizon des techniques picturales sans se départir de sa patience. Il conseilla la tempera qui un est un mélange entre la peinture à l’eau et l’œuf. Elle peut être appliquée sur plusieurs types de supports. Exemple, un plâtre, toile ou enduits. Quand la tempera est sèche, elle ne peut plus être dissoute malgré l’utilisation d’eau ou d’alcool. Voilà qui devrait satisfaire notre poisson. C'était sans compter sur sa méfiance vis à vis des œufs, une lointaine allusion à ses origines qui ne lui plaisait guère. Encore une piste qui tombait à l'eau.

De guerre lasse il conseilla la peinture acrylique ; une technique picturale qui utilise des résines synthétiques mélangées avec des pigments. La peinture acrylique se dilue à l’eau. De plus, l’œuvre d’art deviendra indélébile. Nemo n'était guère emballé par l'idée des résines synthétiques mais ce qui le mit en rogne ce fut l'adjectif indélébile pour lequel le poisson avait certainement fait une confusion désagréable.

Jacques à bout d'idée et devant des caprices dignes des enfants proposa la gouache. Le poisson trouva fort de café qu'on en revienne à cette technique très connue que l'on donne aux enfants à l'école pour leur faire découvrir la peinture. Peinture qui se nettoie facilement, et qui se dilue à l'eau, ce qui ne convenait pas à Nemo qui attendait mettre le tableau dans son bocal. Il fallait envisager autre chose.

Renonçant à en voir de toutes les couleurs avec ce poisson bien difficile, Jacques émit l'idée du fusain qui est fabriqué à partir de la combustion très lente de petites branches de certains arbustes ou arbres, les principaux étant le fusain, le saule, le tilleul ou le bouleau. Nemo était assez tenté par le saule, cet arbre qui se plaît tant au bord de l'eau quand il découvrit sur internet que le fusain était aussi un arbre du Japon dont le feuillage vire au rouge à l'automne. Ce détail déplut à ce commendataire des plus exigeants.

Jacques n'en pouvait plus et se trouvait à bout de proposition. En bon marinier qu'il était, il avait autre chose à faire : il lui fallait déplacer l'ancre de son bateau. À pousser le bouchon trop loin, il en avait plus qu'assez de ce poisson qui chinoisait pour un oui ou pour un nom. Curieusement ce fut cette pensée qui le mit sur la piste. Mais bon dieu, c'est bien sûr déclara-t-il à la manière du commissaire Bourrel.

C'est ainsi qu'il opta pour l'encre de chine pour faire une œuvre qui restera dans les mémoires comme étant la commande d'un poisson rouge amateur d'embrouillaminis. Hélas, l'artiste quant à lui resta dans l'ombre, chinoise ça va de soi. D'autres avant lui avaient peint des poissons rouges.

À CONTRE-TRAIT

 

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