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Chroniques au Val

Ligericus sum, nil Ligeris a me alienum puto.

Le baptême du feu

De la milice territoriale

à la conscription navale


 

Je m'appelle Pierre mais au pays pour tout le monde je porte le sobriquet de Pierrelot. Il est vrai que je suis toujours disposé à rendre service autour de moi, aidant les uns et les autres sans réclamer autre chose qu'un sourire ou une tape sur l'épaule. Il faut avouer que je dispose de tout mon temps, étant le fils de Gaston et Jeanne, tous deux employés à la grande métairie des Frappiers, domaine où le maître ne tolère pas ma présence. L'homme est aussi rude que son propriétaire, un nobliau qui ne vient dans son vaste domaine que pour la chasse.

Nous étions en 1740, le royaume est gouverné par notre bon roi Louis XV dit le bien aimé. Le calme semble revenu aux frontières après la guerre de succession en Pologne qui a envoyé quelques pauvres garçons du pays se faire tuer le long de la Vistule, bien loin de notre Loire. Ceci se passa de 1733 à 1738. J'étais bien trop gamin pour vous en dire plus.

Je venais tout juste d'avoir 16 ans, un âge où l'on pense davantage courir le guilledou avec les charlusettes du pays qu'à penser à la guerre. Pourtant, un maudit jour de septembre, alors que l'automne débutait, un recruteur de la milice provinciale installée à la généralité d'Orléans, convoqua devant le château tous les hommes de 16 à 40 ans pour le tirage au sort de la milice provinciale.

La paix du moment n'exigeait que bien peu de conscrits. Nous étions tous venus l'esprit tranquille, la certitude que le mauvais sort toucherait le voisin. C'est pourtant le cœur battant que j'assistais au tirage au sort. Tous nos noms avaient été inscrits sur un papier. Le recruteur ne devait en tirer que trois, j'avais l'insouciance de ma jeunesse et j'avais raison puisque je ne fus pas du nombre.

Pourtant, pour mon malheur ce fut le fils du métayer qui fut désigné par le mauvais sort. J'ignorais alors qu'une tractation se passa derrière mon dos entre ce maître autoritaire et mon pauvre père qui n'avait guère son mot à dire à moins de perdre son emploi. Je remplacerai son fils contre une somme d'argent qui du reste ne correspondait même pas à la pratique habituelle. Mon géniteur, la mine basse vint m'annoncer la nouvelle : j'allais me mettre à la disposition de la généralité durant deux années, sans plus avoir le droit de quitter la paroisse de Sully.

J'avais désormais une épée de Damoclès au-dessus de la tête, ce qui ne me troublait guère. Le règne de notre bon roi était marqué par la paix. J'avais simplement la contrainte de ne pas quitter la paroisse, une drôle d'obligation pour quelqu'un qui n'avait jamais voyagé. Je ne voyais nul nuage à l'horizon persuadé que pour mes 18 ans, je serai débarrassé à jamais de cette menace qui pouvait vous saisir jusqu'à vos 40 ans alors que vous aviez femme et enfants.

Les mois qui suivirent ne changèrent donc rien à ma manière de vivre si ce n'est que j'avais le cœur qui battait pour une charmante fille du pays pour laquelle je n'étais pas indifférent. Nous étions tous deux de même condition, des humbles parmi les humbles et nulle histoire d'argent ne viendrait entraver notre union. L'avenir s'annonçait radieux quoique fort laborieux pour ceux qui n'ont que leur courage et leurs bras pour subsister.

Tout bascula pour moi sans que j'en prenne immédiatement conscience avec la guerre de Succession d'Autriche qui débuta en 1740. Une histoire d'héritage : l'Empereur Charles VI du Saint Empire léguant les états héréditaires de la maison d'Habsbourg à sa fille Marie Thérèse d'Autriche. Autant de noms dont je n'avais jusqu'alors jamais entendu parler. Pour les troupes françaises, la guerre se déroula dans la région de Prague et je fus du nombre de ceux qui s'emparèrent de la ville. Mais fin 1742, alors que j'étais toujours soldat, nous dûmes battre en retraite avec des pertes conséquentes.

Je n'étais plus un cul blanc comme nous appelaient les vrais soldats. Il faut dire que nous les miliciens n'entendions rien à l'art délicat du métier des armes. Nous ne disposions d'aucune préparation et encore moins de formation quand nous passions de notre paroisse au théâtre des opérations comme disent les historiens.

Imaginez un peu ce qui se passe dans la tête d'un gamin de 17 ans qui ne sait pas lire, qui n'a connu que son petit village et qui se trouve harnaché comme un cheval de trait pour porter son barda, un mousquet et une épée dont je ne savais que faire. Nous avions fière allure dans notre uniforme blanc, plus seyant qu'adapté à ce que nous avions à faire.

J'ai traversé l'Europe à pied, une curieuse façon de voir du pays moi qui n'avais jamais franchi la Loire jusque-là. Une marche forcée dont je me tirais fort bien alors que nombre de mes camarades d'infortunes souffraient le martyre. Puis ce fut le baptême du feu, curieuse expression du reste où le sang remplaça l'eau bénite. Une hécatombe parmi des miliciens qui ne savaient pas même se servir de leur mousquet.

J'eus la chance de passer à travers ce premier massacre et comme j'étais assez dégourdi et toujours disposé à rendre service, j'eus le bonheur d'être une sorte de mascotte parmi les soldats de métier qui m'enseignèrent quelques rudiments guerriers et me confiaient des tâches qui me mettaient à l'abri des escarmouches.

C'est ainsi que je survécus jusqu'à l'heure de la retraite sanglante de Prague. J'en sortais indemne par la grâce du tout puissant ou d'une chance insolente. De tous ceux qui comme moi avaient quitté leur paroisse sans rien avoir demandé à quiconque, j'étais le dernier survivant de la généralité d'Orléans.

Cela me valut une curieuse médaille qui faisait bien des envieux et le droit de revenir en mon pays d'enfance. J'avais 18 ans et une seule idée en tête, retrouver ma petite amie et l'épouser au plus vite pour oublier cette détestable aventure. Par bonheur elle m'attendait, ayant toujours cru en ma bonne étoile.

C'est en l'an de grâce 1743 que devant monsieur le curé, nous nous jurions fidélité. Nous vécûmes heureux et nous eûmes de beaux et vigoureux enfants. Mon aventure avait circulé dans le Val de Loire. J'avais été endurci par ces deux années au feu. La médaille fit le reste et on vint me chercher pour changer de vie.

Je passais désormais pour un porte-bonheur, un trompe la mort et un rude gaillard si bien que des voituriers se disputèrent pour faire de moi un marinier de Loire. Mon épouse me suivit pour s'installer en Orléans où elle trouva un emploi dans une raffinerie. Quant à moi, j'appris bien vite ce rude métier en y prenant un vif plaisir.

De mon aventure dans la milice je gardais cependant une certaine aversion pour la chose militaire au point que j'étais bien décidé à éviter à mes deux garçons les affres du tirage au sort pour la milice. J'avais même accumulé quelque argent pour acheter le cas échéant leur liberté en payant un suppléant.

Je me trompais lourdement sur la destinée qui leur était échue. Ils grandirent, devinrent à leur tour de solides gaillards qui firent comme leur père, métier de la marine de Loire. Ce fut là ce qui nous valut la plus grande frayeur de nos vieux jours à mon épouse et à moi-même. Nous étions en 1781, nos garçons étaient jeunes encore et furent enrôlés sous le régime de la conscription navale.

Je n'avais pas vu ce coup-là venir. Ils partirent sans que je ne puisse acheter leur liberté et participèrent tous deux à la grande bataille navale de la baie de Chesapeake qui décida du sort des insurgés américains et fit mordre la poussière ou plutôt l'eau salée à ces maudits anglois. Il y eut beaucoup de morts parmi les matelots lors d'une bataille féroce en pleine mer. Par bonheur mes deux garçons revinrent entiers.

Ainsi nous avions la chance ou la bonne fortune avec nous. Cela ne fit qu'accroître notre réputation et c'est ainsi qu'un riche marchand de Loire, sans doute plus superstitieux que les autres, me confia la responsabilité avec mes garçons d'un train de bateaux, de grands et beaux chalands qui livraient de la mélasse en Orléans. Jamais nous n'eûmes plus à nous soucier des rudesses de l'existence, nos affaires étaient prospères et nous ne connûmes plus jamais l'angoisse des lendemains et ce n'est certes pas aux miens que l'on doit l'expression : « Être dans la mélasse ! »

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