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Chroniques au Val

Ligericus sum, nil Ligeris a me alienum puto.

Un mot de trop

Et le silence se fait.

 

 

 

Par inadvertance, faiblesse, sottise ou bien maladresse, un mot vous échappe sans que vous n'ayez le temps de le rattraper. Il vous est sorti de la bouche par surprise et faute plus grave encore, est tombé dans l'instant dans l'oreille d'un qui n'est pas sourd. Voyant sa réaction, son émoi, sa réprobation, vous vous dites qu'il convient de nuancer le désagréable terme. Peine perdue, l'autre soudain n'entend plus vos raisons, tout occupé qu'il est à mesurer le profit qu'il fera de votre saillie.

Votre mot de trop a trouvé une chambre d'écho, un formidable porte-voix alors que jusqu'alors, vous peiniez à vous faire entendre. Celui que vous avez laissé franchir votre bouche, quand bien même vous l'avez immédiatement répudié, gommé, refusé, pousse comme une mauvaise graine, fait des petits qui vous sont tous attribués. Il se propage, circule avec une facilité rare, prend de l'importance tout en se gonflant d'autres auxquels vous n'auriez jamais songé qu'ils puissent venir de votre bouche.

Il vous colle à la peau, charge votre langue de pensées indignes, vous confère une image désastreuse en dépit de vos sincères dénégations, d'un passé qui plaide en votre faveur et de tout ce que jusqu'alors vous avez dit ou écrit. Il n'y a plus que lui, il vous symbolise, vous résume, vous place dans l'ordre de l'abjection, dans le rang des odieux, dans la caste des furieux. Il s'écrit désormais en lettres d'infamie sur votre front, vous précède et vous détermine. Il est votre déshonneur, votre croix, votre fardeau.

Un mot de trop et tous les autres s'effacent devant lui. Un mot qui file au galop, passe de bouche en bouche, et toutes celles qui sont bien pendues d'amplifier le nom de son émetteur : vous ! Vous serez alors immédiatement mis au ban, pointé d'un doigt accusateur par une vindicte populaire qui multiplie les mots de travers, les mots haineux, les mots plus terribles encore que celui que vous aviez imprudemment libéré.

Le mot de trop se paie cash et exige des intérêts tout en se faisant fort d'aller fouiner dans le passé pour y quérir des arriérés. Tout à partir de lui sera retenu contre son malheureux locuteur, votre présent passé au crible, votre futur épié à la loupe mais plus encore votre passé fouillé, analysé et revisité sur table d'écoute. C'est désormais une mise à mort, l’hallali et le dépeçage lexical et sémantique.

Vous, l'imprudent, n'avez plus qu'à donner votre langue au chat afin qu'elle passe au rouleau compresseur de ses collègues vipérines. Vous serez laminé, détruit, anéanti. Jugé sans autre forme de procès par un tribunal populaire qui vous refusera tout droit à la parole pour votre défense. Le mot de trop est souvent le dernier mot, l'ultime qui soit audible. Plus rien après lui ne sera entendu ni même intelligible.

Il a fait un tel ravage, détruit votre image et votre personne que derrière lui, tous les systèmes de brouillage opèrent leur honteuse censure. Plus rien de ce que vous, vil locuteur banni, avez pu émettre ne sera entendu. Vous êtes à tout jamais réduit au silence, non pas parce vous êtes sans voix mais plus encore parce que plus rien venant de vous n'est audible.

Le mot de trop a signé votre acte de décès dans une société qui curieusement tolère tant de dérapages, d'insanités, de vulgarités qu'il est permis de s'interroger. Qu'est-ce qui distingue ce torrent d'immondices de l'irréparable mot de trop ? La réponse est parfaitement redoutable, totalement injuste, affreusement scandaleuse : Rien.

C'est comme pour celui qui prend une balle perdue parce qu'il était au mauvais endroit au mauvais moment. Le mot de trop est un mot comme les autres tout en étant exactement celui qu'il ne fallait pas dire à cet instant précis, dans ce contexte du moment. Il n'est même pas possible d'en prévoir la teneur, la nature. Aujourd'hui, ça peut être celui-ci, demain ce sera celui-là, plus tard, il se peut que c'en soit un autre.

Le mot de trop est aussi versatile et imprévisible que cette société qui change d'avis comme de chemise, qui passe d'un rejet à un autre, d'une abjection à une nouvelle hérésie, d'un rejet à une révulsion sans rime ni raison. La seule certitude est qu'il est vital de ne pas dire le mot de trop au moment exact où ce dernier est justement le mot qu'il convient d'abolir. Tout le reste n'est que verbiage et futilité.

À contre-voix

 

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