Ligericus sum, nil Ligeris a me alienum puto.
25 Mai 2025
Garder la ligne
Lucien et Marie ne se sont jamais rencontrés physiquement. Ils se contentent d'échanger de nombreux SMS depuis quelques mois ; une année peut-être. Ils se sont retrouvés sur l'un de ces sites qui suppléent aux impossibles rencontres : un site qui met en relation des solitudes qui ont besoin d’un peu de chaleur, de tendresse, fut-elle dénuée de réalité. Au fil du temps, ces très brèves conversations écrites sont devenues une nécessité, un besoin vital pour Lucien. Il a trouvé en Marie la compagne idéale : celle qui ne lui demandera jamais de jouer le mâle conquérant, sûr de lui, viril et performant.
Marie, de son côté, apprécie ces petits messages ; elle trouve du charme à ce garçon timide, réservé et certainement très maladroit dans le réel. Il est bien plus l’aise dans le maniement des mots, des traits d’humour, des saillies écrites et des belles formules que dans un passage à l'acte qui semble tout à fait illusoire avec lui.
Il l’amuse, il la distrait de son quotidien souvent un peu morose. Mais elle s’accorde des rencontres, des vraies avec des partenaires d'un soir. Elle ne se satisfait pas de tutoyer ainsi les anges par le seul truchement de ce clavardage stérile. Elle a besoin de se sentir aimée, certes, mais sans se priver de ces moments troubles durant lesquels le corps exulte.
Marie s’est accordé un week-end hygiénique avec un autre homme, un contact du même site qui, lui, ne s’est pas satisfait des seuls messages. Il lui a tenu des propos explicites qui ne laissaient aucune doute sur son désir de conclure sans pour s'engager pour l'heure dans un possible plus sérieux. Pour elle, la perspective d'une expérience sans lendemain la dérange un peu même si , elle assume parfaitement cet essai sans engagement. Cependant, il lui faut mettre à distance durant cette parenthèse physique, les échanges virtuels de ce pauvre Lucien.
La dame qui se fait amante a gentiment réclamé de la discrétion à son soupirant épistolaire, souhaitant que ses messages incessants ne viennent pas entraver cette parenthèse charnelle qu’elle compte bien vivre pleinement sans avoir à donner d’explications oiseuses ni même sans couper son indispensable téléphone. Elle ne peut se consacrer totalement à cet inconnu qui ne sera qu'un simple exutoire.
Lucien, de son côté se morfond après avoir accepter la quémande de sa correspondante. Il découvre soudainement les affres de l’amour. Il est jaloux : il ne peut se passer de ces pauvres messages anodins, ces petits signaux qui peuplent son univers quotidien. Il sait que derrière ce vide de l'écran, il lui est facile d'imager ce qui se trame sans lui : Marie va être embrassée, touchée et caressée par un autre homme. Il en souffre, il ne comprend pas qu’elle ait besoin de plus : leur relation est si parfaite, si simple, si merveilleuse. Lucien ne sait plus à qui confier ses états d’âme, sa détresse…
Elle lui a demandé de faire silence, de ne pas lui donner signe de vie pendant 48 heures. Durant son escapade libertine, elle veut l’oublier, l’écarter un temps de son existence ; c'est une autre vie qu'elle espère, bien loin de celle qu'elle mène aujourd'hui. Marie ne répond plus et Lucien se meurt d’inquiétude et de chagrin. Ce lien ténu, ce lien immatériel des petits messages saisis du bout des doigts sur un clavier lui sont devenus indispensables. Sa belle correspondante pourtant, a souhaité qu’il cesse de la joindre : elle veut se retrouver seule avec elle-même et cette chance qui s’offre à elle de repartir du bon pied avec un partenaire bien plus tangible celui-ci.
Lucien sait : Marie ne lui a rien caché de sa fugue. Il lui en est reconnaissant, il admire sa franchise et son honnêteté. Il ne s’imaginait pas cependant combien il allait pâtir de cette rupture transitoire, de ce blanc sur l’écran qui fait le vide dans sa tête, qui s’impose à lui comme une désespérance. Il s’était habitué à leurs échanges, il les quémandait, les espérait, les appréciait par dessus-tout. De tous petits mots, une histoire sur un téléphone, un amour par télécommunication. Si simple et si facile et par trop illusoire, hélas...
L’écran demeure sourd à ses prières silencieuses. Marie ne va pas déroger à sa décision. Elle le tient à l’écart, l’abolit, le temps de s'immerger dans une bulle d’où il est totalement exclu. Elle sait leur histoire impossible d'autant plus qu'elle est totalement virtuelle ! La jeune femme est partie à la recherche d’un autre probable, d’une main qui ne se dérobera pas. Elle aime leurs échanges : elle le lui a écrit mais elle doit saisir cette chance pour sortir de ce cercle infernal dans lequel elle est engluée depuis trop longtemps. Elle veut aussi vivre vraiment une passion au grand jour.
Les messages, les petits signaux réguliers ne sont rien en comparaison d’une présence réelle, d’un compagnon qui saura peupler son univers et entourer sa vie de ce qu’elle a perdu en se retrouvant désespérément seule. Lucien est trop loin : il est un idéal inaccessible ; elle a besoin d’un lien tangible ; l’écran doit se matérialiser, elle n’est pas qu’héroïne de fiction ni même princesse de conte de fées.
Lucien sait tout cela et malgré tout ce qu’il a pu se dire, écrire, surtout, à sa belle, il suffoque devant un téléphone qui demeure sourd à ses appels intérieurs. Il respecte sa demande : il ne lui envoie aucun message, honorant un engagement qu'il vit désormais comme une torture. Il tourne comme un furieux devant son appareil, appelant de toutes ses forces un petit mot, une trace pour qu’il comprenne qu’elle ne l’a pas oublié.
Lucien partage à distance chaque minute en compagnie des amants. Il fixe de manière obsessionnelle la pendule ; il imagine ce que sa dame de cœur peut faire et ce qui est plus pénible encore, ce que l'autre peut lui faire. Il la voit, abandonnée à cet inconnu qui existe vraiment alors que lui ne se matérialise que par le truchement d’un petit écran. Il suffoque, il manque d’air. Il la sait offerte et quémandeuse ; il la devine heureuse et, au lieu de s’en réjouir, il en devient fou.
Lucien découvre qu’il ne peut se passer de Marie, qu’il la désire à chaque minute, à chaque seconde. Qu’importe si ce ne sont que des mots qu’ils échangent ainsi, qu’importe si tout n’est que pensée et amour cérébral. Il la veut sienne, sans partage. Il se montre égoïste, lui qui toujours veut s’en défendre. De quel droit réclame-t-il ce qu’il ne sait pas donner, ne peut offrir, n'accepte pas de partager ?
Les heures s’étirent, interminables. Il a tout imaginé, vécu chaque instant de ce rendez-vous lointain et mystérieux dont il est totalement exclu. Il n’a pas perdu une seconde de ce qu’il a imaginé dans la souffrance d’une jalousie morbide. Il ne pourra jamais lui écrire tout ça. Quand il recevra le signal de la fin de sa pénitence, il lui faudra faire bonne figure, penser à elle qui a peut-être trouvé le bonheur, loin de lui.
Lucien se morfond, encore et toujours. Il regarde une nouvelle fois son écran. Pourquoi espère-t-il ainsi l’impossible ? Elle ne changera jamais de ligne : elle est si déterminée ; il le sait. Elle est ainsi sa Marie : elle va jusqu’au bout de ce qu’elle a décidé. Lui, il retourne sonder son absence, il a besoin d’elle, il veut tout savoir d'elle ; qu’importe si c’est pour apprendre qu’il n’est plus son preux chevalier. Il veut lire ses mots, respirer ses pensées, comprendre ses tourments à Elle, sa Marie virtuelle qui s’est évadée dans un réel qui ne sera jamais leur.
Le week-end s’est passé, Marie est revenue jouer son rôle, tenir sa place sur le petit écran. Lucien n'espérait que son retour, n’attendait que la reprise de ce lien magnifique. Il revit, retrouve son amoureuse : celle qu'il n’embrassera jamais. Qu’a-t-il compris de ce long tunnel d’angoisse ? J’ai bien peur qu’il soit incapable d’en tirer la moindre conclusion satisfaisante. Marie est une femme de chair et de frissons ; elle vit en dehors du virtuel tandis que Lucien est incapable d’affronter le monde réel. Il continuera à jouer les jolis cœurs de façade et de clavier en pianotant. Ils sont si nombreux ceux qui se cachent derrière cette illusion. Lucien est de ceux-là à tout jamais ! Tôt ou tard, il lui faudra trouver une autre Marie, c'est toujours ainsi que s'achève ses aventures sans consistance.