Le froid, le gel, les travaux, les intempéries, l'incurie des uns, l'absence des autres, la disparation des Turcies, la faillite de l'état, la liste est longue qui peut expliquer la lente et
inexorable transformation de nos rues en basse-cour.
Je vous écris d'une ville sinistrée, d'un pays où voyager à deux roues relève maintenant de la folie, du jeu de la roulette-russe et de l'exercice d'équilibriste. Ici une ornière, là une crevasse,
plus loin un rainurage, les chausse-trappes se succèdent avec une régularité qui permet de rester concentré sur le sujet.
Les amortisseurs gémissent, le dos se plaint, les pneus remplissent sans faillir une mission de plus en plus délicate. Ça glisse sur les lignes blanches et les bandes vertes. Le cul part à hue
quand l'avant préfère le dia. Prudence, la tenue de route est aléatoire, l'équilibre instable. Mais ce n'est que le préambule du parcours funambule !
Les travaux pointent leurs engins. Il faut donner du travail aux amis, financer la prochaine campagne électorale, faire démonstration de l'investissement sur l'avenir. On creuse à grande échelle,
on défonce à tout venant, on perce, on tramwaytise à tout vent. Le chantier est général, le génie n'est guère civil et la route derrière leur passage est jonchée de terre, de sable, de poussière.
Gare à la première pluie !
Les divers services se paient le plaisir de montrer qu'ils relient les hommes. Un câble à passer, un tuyau à changer, une gaine trop vilaine, un réseau à défauts. On pioche au hasard, on fait de la
route un gruyère indigeste. Chacun son petit chantier, son équipe mobile qui laisse derrière elle un paysage désolant.
L'outrage du temps fait également son œuvre. Les bouches débouchent de nulle part, les grilles s'élèvent, les regards s'effarent, les plots s'affaissent, les bornes s'effondrent. La trajectoire du
motard ou du cycliste tient du slalom géant. Il faut éviter le piège, le prévoir, l'anticiper, l'œil toujours aux aguets.
Mais les pièges demeurent maintenant des indicateurs intemporels. Plus aucun agent ne vient colmater, boucher, balayer, rectifier les erreurs des hordes « terrassières ». Il n'y a pas de
rentabilité à pratiquer les petits travaux de maintenance. Les serviteurs du quotidien ne travaillaient pas pour les grosses boîtes, ils œuvraient au jour le jour pour ces petits riens qui
deviennent d'énormes trous.
Les nids de poule picorent nos avenues, mangent les artères, détruisent les rues secondaires. La sécurité bat de l'aile, l'usager reste le bec dans l'eau. Il est
grand temps de voler dans les plumes de nos responsables mais chacun se renvoie l'œuf, on ne fait pas d'omelettes sans les casser, eux !
Les dos d'ânes se multiplient. Ils ont suppléé le gendarme couché, mauvais exemple linguistique qui ternissait une noble profession. On élève plus facilement la chaussée que le débat dans ce pays.
Il faut viser pour réussir à passer entre deux monticules aux arêtes maléfiques. C'est l'usager qui brait et le voisin qui se plaint des bruits incessants.
Et pour finir de rendre l'aventure impossible, il se trouve une catégorie de drôle de paroissiens qui circulent à l'abri de carrosseries aussi solides que rutilantes. Ils poussent le mépris à
ajouter au crime écologique, la menace permanente pour le piéton ou le deux roues. La priorité leur est dûe d'autant qu'ils sont le plus souvent à droite. Leur carcasse indestructible les exonère
de la prudence, leur position sociale de la plus élémentaire civilité.