Ce que cachent les mots.
Une femme est morte poignardée par un mari qui n'acceptait pas le divorce à venir. Drame de la violence faite aux femmes, drame conjugal qui nous en dit tout autant sur
notre société à travers le traitement journalistique (si ce mot a un sens en la circonstance) des faits.
Un gros titre bien racoleur, et nous voilà plongés au cœur des miasmes du débat identitaire.
« Assassinat à l’Argonne : la jalousie sur fond de repères ancestraux.
D’origine laotienne, l’ex-mari, auteur présumé des coups de couteau lundi, a laissé une lettre expliquant son geste et l’impossibilité d’accepter le divorce. Mercredi, il a été mis en examen pour «
assassinat ». Il encourt la perpétuité.
Il faut attirer le lecteur par la localisation précise des événements. Braves gens, voilà comment ça se passe chez ces gens-là ! Un
quartier d'infamie qui va gonfler les ventes pour ce lectorat bien pensant qui se précipite avec jubilation sur tout ce qui est malsain. Devant leur télévision, les mêmes se régalent des
images sordides, morbides, putrides d'un drame lointain.
En d'autres circonstances, avec plus de dignité ou de retenue, il eût été possible d'écrire :
« Drame dans une cité populaire de notre ville ! »
« Meurtre à la périphérie de notre préfecture »
« Assassinat dans un quartier de notre cité »
Si pour beaucoup, le meurtre de cette pauvre femme est plus important que la localisation des protagonistes, pour la vente le détail est d'importance. Il faut servir ce mot
« Argonne » de sinistre mémoire, celle d'un temps guerrier où des hommes y étaient retranchés, oubliés de leurs chefs et de Dieu. Sans doute une malédiction qui transcende le temps !
Pour les acheteurs, ça sent la misère, la peur et l'étrangeté. Un autre monde à notre porte, une autre population si différente, si inquiétante. Mais, rassurons-nous, ce
n'est déjà plus chez nous !
Le décor est planté. La distribution arrive. Ces gens-là, monsieur, sont identifiés par leurs origines. Avec plus ou moins de nuances, de précautions ou d'arrières pensées. Ici,
c'est la nationalité passée qui est affichée « Laotien », bien loin et bien différent. En d'autres cas, il est préférable d'éviter le pays pour étendre à un ensemble plus vaste, en
parlant de représentant du : « Maghreb », d'« Afrique-noire », ou bien d'un ressortissant d'« Asie »,…
Les origines sont essentielles dans la compréhension de ce drame. Il y va de repères ancestraux, un écueil qui ne peut concerner la bonne et prospère société occidentale !
Il y a pourtant dans ce pays des règles qui précisent qu'on ne doit pas tenir compte des données ethniques dans l'analyse des faits.
Ici, point de patronyme mais des origines et un quartier. Une condamnation implicite, un retrait de fait de notre humanité des beaux quartiers. La victime est doublement
éliminée. Elle reste anonyme, sans nom pour éventuellement préserver sa famille, sans même son prénom qui lui conférerait une dignité devant les Hommes. C'est la deuxième mort de Madame Yang !
Et j'entends Circé, la passionnaria de la cause
des femmes, verser des larmes de colère sur ce meurtre qui n'est pas d'un quartier ou d'une communauté, mais celui d'une humanité qui enferme la femme derrière des représentations, des rôles,
des murs ou des tissus. La femme qui peut mourir parce qu'elle aspire à l'égalité, à la considération, aux mêmes droits que l'homme. La femme qui ne veut rien de plus que sa liberté de penser et
d'agir.
Alors oui, monsieur le journaliste, en voilà un joli fait divers qui fleure le repère ancestral. Mais vous n'écrirez jamais que ce repère traverse toutes les origines, tous les
milieux, toutes les époques. Et ne rien dire permettra que se poursuive cette terrible réalité silencieuse.
Detouslesquartierement vôtre.