Le bastion orthographique.
À Christophe, pilier redresseur de fautes.
Longtemps, je me suis imposé le silence de la plume, porteur que je suis de la faute indélébile du travers orthographique. J'ai répondu ainsi aux injonctions des tenants de
l'ordre établi, de la forme très conforme sur le fond si abscons. La coquille, expression honteuse de celui qui ne pouvait assumer sa faute, était traînée comme une tache sur nos cahiers
d'écoliers.
Les chiens de garde de la graphie figée veillent jalousement à cet ultime pouvoir des gens de lettres maintenant que les mathématiques règnent en maîtresse absolue sur la
sélection artificielle de nos élites. Ils privilégient la science mesurable de l'écrit convenable à l'art immatériel des ciseleurs de mots.
Ils se posent en censeurs et pointent du doigt le fautif négligeant, l'étourdi de l'accord, l'ignorant de l'exception, le pervers des assemblages. La pureté calligraphique
prévaut aux idées et à la forme. Celui qui ne respectent pas l'incontournable est condamné au silence ou au mépris. Il mérite cette infamie, lui qui ne fait pas l'effort de confier aux correcteurs
orthographiques le redressement de ces gaucheries d'ignorant stupide.
La secte des gens de lettres réclame une exigence de pureté qui ne cesse de me désarmer. Ont-ils oublié les râtures et les erreurs, les pâtés et les nouveautés des manuscrits de
leurs grands hommes ? Ils se drapent dans une situation figée par un académisme de vieilles badernes pour enfermer la langue et fermer à double tour l'accès des plus obtus à l'écriture
publique.
J'en ai vu des spécialistes du redressement graphique pour sortir de cette impasse sordide. J'ai subi un gavage grammatical, j'ai empilé les lignes et les ritournelles absurdes
où toujours prétend ne jamais s'écrire sans ce « s » si singulier. On m'a envoyé dans des centres spécialisés pour me défaire de cette dysorthographie qui m'interdisait des jours
meilleurs. On m'a confié aux bons soins d'étudiantes désargentées, d'instituteurs idéalistes et d'une imprimerie Freinet.
Les mots, malgré ce traitement inhumain sont restés mes amis. Des compagnons merveilleux auxquels j'ai toujours voulu conserver une part de mystère. J'ai beau les écrire
des milliers de fois, usant au delà du raisonnable de ce plaisir de les coucher sur une feuille qui se noircit au rythme de mes colères innombrables, à jamais pour moi demeure l'énigme de
leur écriture officielle.
J'aime les assemblages improbables, les compositions biscornues, les ricochets d'adjectifs mais je ne parviens jamais à associer la règle connue et son exploitation
pertinente. L'écriture ne se satisfait pas de la mesure et de la prudence? Emporté par le souffle des mots je les habille de gréements imaginaires, ces consonnes hautes qui leur confèrent plus de
majesté qu'une majuscule. Dans cette tempête des apparences, les accents vagabondent, les accords se défont et les confusions se multiplient.
Mais pour une file d'attente qui me file entre les doigts, e ou pas œuf de trop, qui ne sera jamais ; foi de cancre orthographique, une coquille vide, il me faudrait consentir au
silence ?
Jamais …
J'assume cette tare qui alourdit un peu plus encore un passif conséquent. Je fais des fautes et je ne supporte pas de me relire... Et si je refuse de juger
celui qui écrit de travers pour peu qu'il pense droit, j'aimerais qu'on me consente cette bénédiction de la tolérance orthographique en pardonnant ma courbure d'esprit.
Vocabulairement vôtre.