5 Février 2014
Segpa ... Touche
Une société de la distance …
Voilà le cri de rage qui arrive à chaque fois que le ton monte entre un élève et son professeur. Un main se tend pour calmer ou pour retenir, pour arrêter une algarade ou bien ponctuer la fermeté du ton. C'est alors que la rage emporte celui qui ne se contient plus mais n'accepte aucune entrave à sa toute-puissance : « Ne me touche pas ! »
Non seulement, la colère n'aime rien tant que le tutoiement pour ces enfants que des parents désorientés ou une société judiciarisée ont mis en posture d'avoir tous les droits mais aucun devoir, aucune limite, aucune contenance. Chacun se veut personne inaccessible, sphère inviolable, incapable de supporter le moindre contact physique avec l'adulte qui est face à eux.
Bien sûr, les dérives du passé ont laissé bien des traces dans les mémoires et sur certains corps. Le châtiment corporel a toujours été une faillite sans nom, un aveu d'impuissance et de mépris, de négation de la dignité de l'élève. Je n'évoque même pas les gestes déplacés de quelques malades qui n'auraient jamais dû se trouver face à des enfants …
Mais désormais se joue tout autre chose dans ce cri de dédain, ce refus de reconnaître l'autorité et le corps de l'enseignant. Il y a des élèves qui ne supportent plus une main sur l'épaule pour donner un conseil, un bras en travers de leur passage pour freiner une chevauchée sauvage, un contact furtif et involontaire quand l'adulte se penche sur eux pour fournir une indication.
Nous sommes vécus comme des ennemis, des êtres porteurs sans doute d'une maladie transmissible, d'un affreux virus. Il n'est pas rare de voir des gamins se hérisser, pris d'un tremblement, révulsés dans ce cas si banal d'un contact corporel. Ils portent la haine au plus profond d'eux -même,comme s'ils vivaient dans un espace totalement hostile, parfaitement étranger.
Que je les plains ces pauvres gamins qu'il est impossible de frôler ! Qu'ils sont dérisoires quand ils revendiquent la loi en gueulant « Vous n'avez pas le droit de me toucher ! » Eux qui s'accordent sans cesse tous les droits, qui réfutent toute forme d'autorité, qui transgressent toutes les règles, se réclament de cette fameuse loi dont ils ignorent tout.
Comment éduquer sans toucher ? Comment montrer le chemin sans prendre la main ? Nier le corps c'est nier la possibilité de se reconnaître dans l'école, d'accepter le fait qu'elle est un lieu de confiance et d'éducation, de transmission et de passion. Ces mômes qui ont ce frisson de dégoût sont en perdition. Il n'est pas étonnant qu'ils n'aient aucune empathie, qu'ils puissent aller jusqu'au meurtre sans même avoir conscience de faire mal à l'autre.
Ceux qui mettent dans la tête de ces gamins de telles idées, agissent en connaissance de cause . Ils savent très bien les effets désastreux de ce cercle infernal qui transforme l'école en zone de turbulence, en espace de conflit sans modulation aucune. Tant que je resterai en poste, je me refuse à m'interdire ces marques d'affectueux respect que sont une main sur l'épaule ou bien une légère petite tape sur l'avant- bras accompagnée d'un commentaire gentil pour une erreur commise.
L'école doit rester un lieu d'humanité. Je sais qu'il existe des furieux pour espérer remplacer les professeurs par des ordinateurs. Une société sans contact, une société où se toucher devient une agression, est à bien des égards, un très grand danger. Que s'est-il passé pour que nos adolescents se vivent ainsi comme des êtres inaccessibles aux autres, surtout à ceux qui sont pas de leur clan ?
Nous marchons sur la tête. Nous nous pensons comme des hologrammes virtuels, des êtres sans consistance dont la vie désormais s'exprime essentiellement dans une immatérialité délirante. Ce « Tu ne me touches pas ! » annonce la fin de la société du partage. Communiquer passe également par le toucher ou bien nous perdons notre essence même d'humains sensibles.
Corporellement leur.