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Chroniques au Val

Ligericus sum, nil Ligeris a me alienum puto.

Les invisibles et les incasables

Un monsieur pas si loyal que ça !




    Les équipes de la Prévention spécialisée de la Région Centre tiennent journée de réflexion à Saint Jean de Braye. Le rendez-vous est fixé à 9 heures. Comme partout, le café, les croissants tiennent lieu de mise en bouche pour une longue journée. Chacun songe à éviter l'hypoglycémie et les occasions sont si rares d'échanger que les conversations vont bon train. De mon poste d'observateur en retrait, j'entends le brouhaha des gens qui ont beaucoup à se dire.

        Je suis arrivé bien plus tôt pour découvrir les coulisses de cette journée où mon ami l'organisateur a souhaité me confier un rôle bien inhabituel. Observer, écouter, modérer ou relancer des débats dans un domaine qui n'est pas tout à fait mien. J'ai donc résolu d'écrire billet à ma façon pour laisser une trace finale. J'ose espérer qu'il apportera une modeste pierre utile à moins qu'il ne soit petit caillou dans la chaussure de l'éducateur de terrain !

    La demi-heure de convivialité frôle allègrement l'heure, preuve s'il en est besoin que ces échanges informels sont indispensables dans nos professions de grande solitude et qu'il conviendrait de les instaurer plus souvent. De ma place décalée, j'observe le parterre ; mixité sans doute mieux respectée que dans ma corporation, fourchette des âges plus conforme à ma réalité. Le public est en place, les sommités sont elles aussi en quête d'informations, elles font patienter une salle fort sage !

        C'est à monsieur le Maire que revient l'honneur d'ouvrir la journée. Il n'est manifestement pas un orateur, les mots explosent parfois à son micro, d'autant qu'il s'aventure vers un « Triptyque » qui relève de l'aventure vocale. Les sigles lui sont d'autres anicroches, hélas inévitables, dans toutes les professions de l'humain.

        Madame Chaigne ; chef de service en prévention dans le 91 à la redoutable responsabilité de définir les invisibles et les incasables. Les invisibles ici sont les jeunes à l'écart de tout, ils ne gênent personne, de la famille à l'école. C'est Alphonse, prénom d'emprunt pour l'effacer un peu plus, qui ouvre le bal des exclus de la visibilité sociale.

        Alphonse, quatorze ans, ne va plus à l'école. Faut-il aller le chercher par la main ? Un éducateur de prévention peut-il rencontrer un jeune à son domicile en vertu du principe de libre adhésion ? L'anonymat est un autre verrou qui se pose comme immuable. Le mur des principes et des dogmes pèse ici comme partout ailleurs dans les métiers de la relation ; sans se décliner bien sûr de la même manière. Mais revenons à Alphonse et sa famille …

    Monsieur occupe le salon, l'enfant est vissé à sa chambre dans le noir avec un livre qu'il parcourt en boucle sans lui donner de sens, madame vit ailleurs et ne revient que dans la cuisine. Comment agir dans ce jeu des pistes qui ne se croisent plus ? Deux minutes de dialogue au coin de la porte, drôle d'endroit pour une rencontre ! Le décor est posé, les questions déontologiques arrivent. La salle écoute, certains prennent des notes d'autres s'offrent de brefs apartés.

        Que faire de l'histoire d'Alphonse ? Accoler le signal d'alerte quand l'éducation nationale signale un absentéisme notoire : souvent un garçon coincé par ennui devant sa console de jeu.

        Il faut aussi chercher les jeunes filles, élèves brillantes, lors de rencontres à thème dans les collèges comme Nathalie, particulièrement maigre. Elle est un autre paradigme de l'invisibilité, celle qui ne se donne pas à voir par le passage à l'acte … L'intervenante avance sereinement dans cet exercice délicat. Elle survole délicatement les histoires de vie, elle pose les questions de procédure, les interrogations techniques, la salle confirme par son adhésion, quelle apporte l'éclairage attendu.

        Comment et quand se fera l'échange d'expériences ? C'est là l'écueil de cet exercice maîtrisé mais très personnel. Je guète le décrochage ou le rebond de la salle. C'est la gorgée de café qui ouvre le bal juste à l'instant où j'écrivais ce propos. Un éducateur se lance, sans filet ni micro ; celui-ci arrivera ensuite pour les questionneurs suivants.

        La question ouvre aussi les aller et venues vers l'extérieur, l'approvisionnement de l'aréopage de l'estrade. Des mouvements, un peu de vie que l'histoire d'Alphonse avait plombé et qu'une heure d'écoute attentive rendait nécessaire. La seconde intervention permet d'effleurer bien rapidement le nœud gordien des actions socio-éducatives : le portage politique. Sujet tabou, il n'est qu'évoqué . Une question remet le couvert sur la structure de régulation : « La maison des solidarités » dans l'Essonne, joli nom qui ouvre un peu plus sur l'espoir ! Quand je pense à notre « Comité local de sécurité et de prévention de la délinquance », je constate amèrement le chemin symbolique qu'il reste à parcourir dans le Loiret

        Les questions deviennent très techniques. Les sigles ne sont pas universels, il faut les expliciter ce qui me rassure un peu. L'obligation scolaire arrive sur le tapis, elle pèse de peu de poids dans certaines situations et de chaque côté de nos métiers, nous le savons tous. Dans la salle émerge une interlocutrice privilégiée, elle est la première à entamer sa question par « Moi, je », signal cette fois vraiment universel !

    Un éducateur, lunettes noires et rire protecteur, évoque un cas particulier. Est-ce opportun ? Le bruit de la salle montre que nous sortons du cadre. Son récit n'est plus dans la mise en perceptive, l'intervenante reprend avec talent le fil de la journée. La salle se tait à nouveau même si la pause est attendue avec impatience.

        Elle provoque une grande migration vers l'esplanade. L'éducateur est-il un être d'extérieur ? Le fumeur reste-t-il majoritaire dans la profession ? Des questions qui resteront sans réponse à moins que vous n'éclairiez ma lanterne. Mais revenons à notre estrade, c'est au tour des incasables. Ceux-là, point n'est besoin de les présenter !Ils ont le talent rare de mettre tous les acteurs en échec.

    Nouveau portrait illustratif : Sylvie, élevée par ses grands-parents collectionnaient les actes comme d'autres les papillons. Mais finalement, n'est-ce pas un peu la même chose ? De fugues en bêtises, Sylvie fut placée en foyer, en lieu de vie sans parvenir où l'on voulait la fixer.¿¿¿¿¿ Seule l'urgence permettait parfois de la rencontrer pour colmater plutôt que pour réguler. Son errance fut organisée, elle devint objet de compréhension. Un juge mis en place un placement différent tous les quinze jours pour atteindre la situation de non retour : « Je veux me poser, ça suffit ! » ...

      Pour les incasables, la fameuse « Patate chaude »,il faut formuler le réseau d'intervenants. La continuité est l'enjeu majeur en travaillant dans le sur-mesure. Connus de tous, ils interrogent les missions de chacun, cassent toutes les réponses, maîtrisent les arcanes des interventions pour les détourner à leur dépit. Avec eux, la prise de risque est nécessaire, il n'y a pas de solution confortable

    Un réseau doit penser l'accompagnement dans la globalité. Le truchement d'un tiers est souvent indispensable pour rentrer dans la réponse ou la compréhension appropriée. Plus connus, ces vedettes du suivi éducatif sont présentées au pas de charge. Pourtant, la salle reste muette, trop de frustrations, de mauvais souvenirs ? C'est de l'estrade que vient le salut du rebond !

    Le préfixe hun (pardon « in ») relève de la terre brûlée et de l'absence. Nous avons à faire à une intervention de type lexical. J'ai l'impression que l'on vient ainsi empiéter sur mes terres. Ces deux profils poussent les acteurs sociaux et éducatifs à dépasser les missions en travaillant dans le partenariat. Ils sont les inclassables, comme mon lapsus d'écriture avait pensé le thème.

    Il est midi passé, l'estomac a ses raisons qui n'échappent pas aux contingences éducatives. La salle reste silencieuse. Les nourritures terrestres doivent suppléer les apports intellectuels. Pour rendre roboratif cette matinée, on propose à la salle une bibliographie, l'indigestion menace, pourtant les interventions se prolongent et je vois bien que chacun attend le signal de faim !

    Pourtant, elle tire en longueur en empruntant les chemins de l'essentiel et du fondement de la prévention spécialisée tout en flirtant avec la philosophie. La représentation continue sur ce registre pointu. Chef de service et formateur se donnent la main pour emprunter le chemin sinueux du théorique et du glossaire à réinventer. Si le somatique n'est pas à négliger, s'il faut interroger son propre corps, il est grand temps de passer à table.

Visiblement leur

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