Sur les pavés, la glace !

Poussant le sens de l'investigation jusqu'au déraisonnable afin de poursuivre mon œuvre malveillante, je suis allé d'un pas qui se voulait allègre jusqu'au cœur de la
civilisation du futile.
Le début de l'aventure avait de quoi réjouir le ligérien piétonnier. Descendant le Fleuve Royal
sur les traces de Circé, je jouissais du calme qui récompense le promeneur solitaire. Les rives désertes semblaient
avoir effacé à tout jamais la multitude effarante
d'un festival Pharaonien.
Je goûtais hélas mes derniers instants de quiétude. Mes sens en éveil profitaient encore d'un air pur. La suite sera beaucoup moins agréable à l'esthète épicurien. Mais il
n'est de bonne compagnie qui ne se quitte !
Je laissais ma Loire chérie poursuivre sa longue descente océane.
Je m'enfonçai alors dans la civilisation urbaine en pleine frénésie d'achats. Des paquets plein les bras, les fourmis dépensières se faisaient cigales. La foule des rues
marchandes succédait à la liberté des quais. Immédiatement l'oppression habituelle m'enserra la poitrine.
Pourtant, je n'étais pas au bout de ma quête malsaine. J'allais dans l'antre ouverte du Diable commerce. Je voulais m'imprégner de la réalité du Marché de Noël, ce phare de la
civilisation, cet archétype du bon goût, ce paradigme du grand n'importe quoi.
Que n'étais-je pas venu plus tôt pour comprendre à quel point notre société touche le fond ?
Il ne me fallut guère plus de dix minutes pour faire le tour de cette ignominie qui se prétend ancrée dans la tradition. Le lamentable succède au médiocre, l'insignifiant côtoie l'inutile. Le
futile règne en maître absolu sur cet espace dévolu à l'arnaque.
L'odeur de friture nous indique que nous entrons au royaume du pophuileux : la crêpe, le beignet ou la gaufre ont bouté la frite pour quelques temps, mais les lipides règnent en
maître.
Les petits chalets, nécessairement en bois, doivent vous faire saliver. Dix sept de ces espaces vendent de l'alimentaire et je doute que les services de l'hygiène et de la sécurité viennent y
pointer leur nez, tant les effluves sont nauséeuses. La gastronomie locale avec l'andouille de Jargeau et le bon vin de Cléry héritent de la portion congrue, bien loin de la reine Tartiflette !
L'hiver oblige, la bière a déserté les boutiques et le vin chaud la remplace au pied et coude levés. Quatre marmites proposent ce nectar fumant, mâtiné de cannelle, pour
digérer les marrons chauds, aussi incontournables ici, que les pères Noëls en latex.
Les bijoux en toc sont ici vendus par des commerçants patentés. Les Africains de nos plages n'ont pas droit de cité sur la place des Martyrs. Les produits sont pourtant
identiques contrairement aux prix qui montent inversement à la température ambiante …
Les cabanons qui célèbrent l'inutile sont aussi nombreux que les stands à bouffe. Luminaires, lampadaires, bougies, les lumières inondent ce monde qui va à sa perte, ici comme
dans nos rues. Un seul stand vend des santons, l'athéisme gagne la bataille de Noël . La preuve, à deux pas de là, la crèche géante de l'église Saint Pierre du Martroi est vide du moindre
chaland.
L'église de France tremble sur son socle et s'il fallait une preuve, l'héroïne des lieux la fournit bien malgré elle. Jeanne, notre Pucelle, notre 'délivreuse' magnifique est
prise par les glaces.
Des mécréants chaussés de patins, glissent autour d'elle sans se soucier de l'histoire.
N'en pouvant plus, je m'en retournai bien vite sans même prendre le temps de boire
ce petit vin de chez
nous des vignerons de la Grande maison. Pour sauver mon âme ou ma conscience, pour rester fidèle à mes convictions, il n'était pas question de laisser le plus petit écu en ce lieu si
sordide.
Économiquement vôtre.