Ce n'était pas un rendez-vous ordinaire : un match du Tournoi des V nations c'était notre enfance, la nostalgie et tout le Rugby que nous
aimions.
C'était la voix de l'ami Roger, férocement de mauvaise foi, amoureusement cocardier. Il encensait les siens, craignait les adversaires, vitupérait l'arbitre : un rêve !
C'était la fin de l'hiver, l'intrusion de la France à l'accent dans nos petites lucarnes en noir et blanc. C'était, pour nous, les gens du nord de la Loire, la découverte de ce
jeu si complexe.
C'était et ce sera toujours la répétition éternelle de la Guerre de Cent Ans, la revanche à jamais espérée face à l'infâme Anglais et ses perfides acolytes. C'est la
possibilité de venger notre Jeanne, paix à ses cendres !
C'était l'entrée de l'épique dans le sportif. Antoine Blondin nous racontait des hommes d'exceptions qui
passaient outre le saignement, encaissaient les coups jusqu'à plus soif et s'en retournaient au feu avant de se retrouver pour chanter au comptoir.
C'était et c'est pour trop longtemps encore, le rendez-vous de l'arbitraire. La possibilité de développer notre paranoïa gauloise, l'occasion donnée aux anglos-saxons de se
réconcilier pour entraver les efforts de l'impétueux continental.
C'était une affaire entre 4 nations britanniques et nous-mêmes. L'intrusion d'un buveur de vin à la table de 4 distingués dégustateurs de thé. C'était l'affrontement du rustre
face à ces si respectables sujets de sa gracieuse majesté.
C'était un rendez-vous donné, tous ces samedis bénis, au coup de sifflet de 15 heures.
C'était le sublime dans la grisaille de février. C'était l'héroïque au cœur de mars.
Et puis, tout a changé !
Au nom de la modernité, de la communication et de la marchandisation, la tradition fut balayée.
Ils ont invité l'Italie pour donner l'illusion de l'équilibre entre latins et saxons.
Ils ont quitté ce merveilleux Parc des Princes ; cet écrin de Rugby, pour s'épuiser en « Ola » et s'admirer sur les écrans géants de cet espace sans âme qu'on nomme « Stade de
France! »
Ils ont multiplié les rendez-vous, du vendredi soir au dimanche après-midi, pour offrir aux diffuseurs des espaces de cerveaux humains.
Ils se sont invités entre soi, pour se retrouver autour de coupes de champagne dans des loges vitrées alors que le commun n'a droit qu'à une infâme et exorbitante bière sans
alcool.
Ils vont se retrouver demain soir entre politiques qui s'affichent et présidents de comités à vie, puissants qui s'ennuient et amis de vedettes, connaisseurs de sponsors qui se
débrouillent et anciens internationaux alors que toutes les forces vives du Rugby seront, comme les betteraviers de l'U.S.P. sur les terrains d'entraînement. Et ils s'étonneront que des
gradins montent plus de sifflets obscurs que d'encouragements éclairés.