Ligericus sum, nil Ligeris a me alienum puto.
25 Janvier 2021
Le pavillon du cancre heureux
Il n’était pas plus heureux que ce cancre qui feignait de ne rien entendre pour justifier son incompréhension chronique. Il se réfugiait derrière sa pathologie pour se faire tirer l’oreille, feindre de n’avoir pas saisi le message. Un jour, pourtant, il avait saisi une maxime qui lui était tombé dans l’oreille, sans qu’il n’y prenne garde : « Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ! » Il en fit sa devise qu’il grava en lettres d’Or sur le pavillon flottant virtuel au vent de son indifférence.
Revers de la médaille si l’on peut dire dans le cas présent, le cancre heureux ne s’entendait avec personne ce qui, loin de le chagriner, le renforçait dans sa misanthropie naissante. Le silence qui l’entourait était propice à sa conversation intérieure. Nul parasite ne venant interrompre le long monologue de l’emmuré volontaire. Tous les murs n’ont pas d’oreilles, le sien lui servait de rempart infranchissable contre les âneries du monde extérieur.
Ne rien entendre ne lui retirait cependant pas les mots de la bouche. Il prit la parole par écrit, tout cancre heureux qu’il était, il avait établi une relation privilégiée avec ce qui peut se lire à voix basse ou même dans le silence de la conscience. En cela, il était un adepte de Saint Augustin celui qui fit part de la curieuse pratique de l'évêque de Milan Ambroise : « Quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification, mais sa voix restait muette et sa langue immobile. N'importe qui pouvait l'approcher librement et les visiteurs n'étaient en général pas annoncés, si bien que souvent, lorsque nous venions lui rendre visite, nous le trouvions occupé à lire ainsi en silence car il ne lisait jamais à haute voix. »
Personne ne pouvait lui couper la chique, il ne disait rien, se contentant de coucher sur le parchemin ses pensées intimes, ses colères et ses admirations. Tout cancre qu’il était, il n’était pas un imbécile heureux, regardant le monde d’une oreille distraite. Bien au contraire, couper le son pour se pencher attentivement sur ce qu’il en voyait, lui permettait de fort bien comprendre les gesticulations de ceux qui font métier de causer pour ne rien dire. Ils sont si nombreux que le labeur ne lui manquait jamais.
Le cancre heureux les raillait, les peignait de manière grossière, les moquait, les caricaturait avec un bonheur sans égal. Il trempait sa plume dans le vitriole sans se soucier des cris d'orfraies que pouvaient déclencher ses portraits. Il faisait la sourde oreille naturellement, rien ne pouvait l’atteindre. Ces victimes finirent par comprendre que son bouclier protecteur résidait dans ce tympan qui se refusait à vibrer aux bruissements du monde extérieur.
La décision s’imposa à eux. Il fallait contraindre le cancre heureux à les écouter ! Puisque de gré, c’était impossible, ils feront usage de la force puisque c’est leur seul recours pour convaincre les récalcitrants. Une réunion au sommet fut tenue parmi les victimes habituelles de ces portraits détestables. La technologie allait lui faire entendre raison.
Un commando fut envoyé pour se saisir du bienheureux par la contrainte. L’enlèvement eut lieu pendant un couvre-feu, période propice à tous les forfaits. Le malheureux fut mené dans une officine borgne, un dispensaire militaire monté à la hâte. Une équipe chirurgicale se saisit de lui, l’anesthésia pour opérer sans le consentement du patient. Vous pouvez tendre l’oreille, la pratique tend à se généraliser dans cette curieuse dictature sanitaire.
À son réveil, celui qui jusqu’alors avait été le cancre heureux, se retrouva dans son pavillon de banlieue, la tête lourde avec le sentiment d’une profonde transformation. Il se frotta les yeux, s’étira et eut la curieuse impression de percevoir les bruits qui l’entouraient. Quelle était la raison de ce changement ? Il le comprit bien vite car une voie intérieure lui dicta ce qu’il devait faire dans la journée…
Les séides du pouvoir, en bons carabins zélés, lui avaient greffé une puce dans l’oreille non pas pour le mettre en garde, ceci pouvait se dire autrefois, dans un autre monde, mais pour devenir un sujet sans objet, un mouton parmi les moutons. Désormais la puce dans l’oreille assurait directement la transmission des ordres et des consignes, des pensées recevables et des opinions convenables, des directives et des injonctions - toujours plus nombreuses -.
Quand la longue litanie était terminée, sa puce le mettait en relation avec une chaîne d’information en continu : le plus redoutable et efficace moyen d’abrutissement et d’asservissement que les maîtres du pays avaient trouvé. À ce régime-là, sans sa voix intérieure qui venait de lui être retirée, le cancre allait perdre sa personnalité, son libre arbitre et sa conscience. Il lui restait encore une parcelle de lucidité : il se trancha l’oreille pour couper le son. La liberté est à ce prix.
Auriculairement sien.