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Chroniques au Val

Ligericus sum, nil Ligeris a me alienum puto.

Paix à ses sandres …

Un grand pêcheur aux carnassiers.

 

 

Brochets, perches et aspes ne trouvèrent jamais le repos de son vivant. Monsieur Paul était un redoutable pêcheur aux carnassiers, un de ces individus prêts à se lever aux aurores pour être le premier à la bonne place et y mettre ses cannes. Mais de tous les poissons de Loire, celui qui avait sa préférence tant pour sa prise que pour le bonheur de sa dégustation était de très loin le sandre.

Au beurre blanc ou bien en crème vanillée, au feu de bois ou au four, poché ou bien grillé, ce mets semblait avoir été conçu par les dieux pour magnifier les vins blancs de Loire. C’est du moins ce que se plaisait à croire notre ami qui n’était pas sans savoir que son poisson favori était un nouveau venu dans la très longue histoire ligérienne. Mais quand on aime, on ne s’arrête pas à un détail, sans doute ignoré de nombreux pêcheurs.

Pour monsieur Paul, le rituel commençait la veille quand il se rendait à la pêche au coup pour disposer de vifs. Bien sûr, il avait un bassin dans lequel s’ébrouaient joyeusement gardons et goujons, ablettes et poissons rouges (en dépit de l’interdiction d’user de ce leurre, monsieur Paul n’était pas homme à se refuser une petite entorse à la législation mais gardons ceci secret), mais il préférait sentir la rivière, s’imprégner déjà de son humeur avant le grand jour.

La pêche aux carnassiers, pour monsieur Paul c’était comme une cérémonie à la gloire de la Loire. Il y avait au préalable les longues promenades sur la levée, l’observation attentive du déplacement des bancs de sables, leur géométrie, la nature du courant, la hauteur des flots. Il convenait encore de s’enquérir de l’activité des castors, repérer les arbres tombés dans l’eau, la manière qu’ils avaient de proposer un refuge pour le grand chasseur.

Ne pensez pas que monsieur Paul disposait de coins immuables. La Loire a ceci d’exaltant qu’elle ne cesse de changer, de se transformer et par conséquent de lui imposer une remise en cause permanente de ses pratiques. C’est ainsi qu’il conversait avec la rivière, lui exprimait son admiration pour sa beauté et ses cachoteries ou sa colère quand la dame avait bouleversé un coin qui avait tant donné.

Entre le vieux pêcheur et la grande rivière s’était établi une complicité, elle semblait lui envoyer des signaux pour trahir la présence de ceux qu’il voulait déloger. Ne pensez pas qu’il tuait par sadisme ou un plaisir malsain . À chaque prise, il honorait celui qui allait achever son parcours lors d’un repas de fête. Monsieur Paul se faisait un devoir d’avoir toujours des invités pour partager ce bonheur gustatif. Il avait encore quelques amis à qui il promettait une prise pour un bonheur analogue.

Quand il avait rempli sa mission, il ne s’acharnait pas. Sa musette aussi grande soit-elle n’avait pas à être le réceptacle d’une vanité déplacée. Il avait atteint son objectif, il pliait ses gaules, s’asseyait et passait des heures à regarder ce cours d’eau majestueux. Il ne pêchait pas pour poser devant sa prise, faire la une du journal local ou s’afficher avec un trophée illusoire. Honorer sa victime, c’était la célébrer sans vanité, sans orgueil déplacé et avec cette volonté d’en faire un plat d’exception.

Il avait vu arriver ces curieux pêcheurs qui remettaient le poisson à l’eau, ne cherchant que dans la prise une satisfaction purement sportive. Il avouait ne pas comprendre leur motivation, n’admettait pas les tracas qu’il subissait parfois de la part de ces gens peu tolérants. La pêche n’était pas pour lui un sport, une simple traque mais une forme d'hédonisme qui trouvait sa conclusion dans un festin pour lequel l’animal avait consenti au sacrifice.

Monsieur Paul n’ira plus à la pêche. Il a rendu son dernier soupir. Il avait bien vécu, la vie lui avait accordé assez de joies pour qu’il accepte de tirer sa révérence. C’est au soir d’une pêche infructueuse, une chose si rare pour lui qu’il avait eu un curieux sentiment, une peur soudaine que le mauvais œil s’était penché sur lui. Il rentra, soucieux durant tout le trajet, se demandant s’il n’allait pas avoir un accident sur la route.

Il était rentré sain et sauf, soulagé et un peu penaud de s’être ainsi imaginé des sornettes. Il rangea son matériel, alla porter les vifs dans le bassin et s’était assis dans son salon, pour récupérer un peu. Il était las, très las même. Il sentit une douleur sur le côté gauche puis ce fut le trou noir. Monsieur Paul avait quitté sa vallée de Loire à l’instant même où le soleil plongeait dans la rivière.

Monsieur Paul avait émis des souhaits simples pour son dernier voyage. Il n’était pas homme à réclamer une cérémonie, un tombeau fastueux, des lamentations et des fleurs. Il avait demandé simplement qu’on jette ses cendres dans la rivière, confiant cette tâche à un vieil ami capable de trouver pour lui un beau coin à sandres. Puis, la dispersion de ce qui restait de lui effectuée, ses amis les pêcheurs étaient priés de venir chez lui pour vider sa cave en sa mémoire. Ce qui fut fait selon ses vœux. Les camarades avec l’œil humide, non pas qu’ils aient pleuré un départ qui n’avait surpris personne même s’ils avaient un beau et authentique chagrin à noyer copieusement. Non, ils avaient les yeux brillants de remplir à la lettre la dernière volonté de monsieur Paul en vidant sa cave jusqu’à la dernière goutte.

À chaque verre bu, ces malandrins trinquaient de plus en plus bruyamment en beuglant : « Paix à ses sandres ! » Pour monsieur Paul, il n’y eut pas de deuil national, mais qu’importe, la peine était véritablement sincère, sans grimaces de jocrisses et le vin fort gouleyant. Quant aux sandres, ils purent enfin vivre heureux et avoir de nombreux enfants.

Cérémonialement sien.

 

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