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Chroniques au Val

Ligericus sum, nil Ligeris a me alienum puto.

Les carottes sont cuites.

 

L’incroyable épopée de l’une d’entre-elles !

 

C’est étrangement quand les choses tournent au vinaigre, que la peur nous fait faire de l’huile que l’expression surgit au débotté : « Les carottes sont cuites ! » J’avoue ne pas être fan de cette manière de décrire la situation quand tout est râpé. Il me faudra creuser la question, comprendre les racines de ce curieux paradoxe. Il faudrait alors solliciter les services d’une brigade spécialisée : les bœufs carottes me semblent les plus compétents en la matière. Ils sont experts dans l’art de tirer le vert du nez des grosses légumes… et des petits malfrats.

 

J’ai eu le privilège de m’entretenir à bâtons rompus avec une carotte ancienne. La vénérable dame ne s’était pas habillée d’orange à la mode hollandaise, elle conservait la diversité de ses nuances d’autrefois. Fière de sa belle robe, elle fut flattée que je la félicite de sa belle apparence et c’est ainsi que de fil en tubercule, elle me livra son cœur…

 

C’est sous l’ombrelle bienveillante de l’une de ses fleurs que je m’assis pour écouter la dame évoquer toutes les misères qu’elle subissait. Elle me narra par le menu combien elle était heureuse, jadis, carotte sauvage poussant comme une herbe folle sur des terrains maigres et naturels. Personne ne songeait alors à l’arracher à son sol natal ni même, ô rage ô désespoir, à l'inonder de produits infâmes visant à écarter toute mauvaise herbe autour d’elle.

 

« Comment voulez-vous vivre, confinée ainsi dans un jardin tiré au cordeau, uniquement en compagnie de mes semblables ? La vie est triste, il y a de quoi se faire des cheveux. La conversation de mes pareils finit pas tourner en rond. Non vraiment ça ne me botte pas du tout cette manière de pratiquer le tri génétique autour de moi. Je crois me semble-t-il que vous qualifiez cela d’eugénisme, vous les humains ? »

 

Je ne pouvais que lui donner raison. Je me gardai bien de lui avouer les raisons de cette sélection si peu naturelle mais la dame en savait plus long que moi sur le sujet. Elle reprit ses commentaires : « Drôle de sélection puisque la plupart d’entre-nous sont devenus stériles par l’opération d’apprentis sorciers machiavéliques qui réussissent le formidable prodige selon eux de nous rendre toutes identiques, rectilignes par notre racine, d’une couleur uniforme et calibrées certes mais parfaitement insipides. »

 

Il me fallait acquiescer tout en m’émerveillant de la lucidité de ce légume. J’allais lui découvrir en plus un joli brin d’humour. « Comment voulez-vous qu’on se sente bien dans notre assiette ? Nous sommes devenues des photocopies les unes des autres, incapables de la plus petite singularité. Est-ce donc le monde que vous voulez ? »

 

Je dus lui avouer que les grands groupes industriels qui agissent de la sorte considèrent aussi les humains comme des robots, de simples consommateurs conditionnés par les sornettes de la publicité tandis que les gouvernements qui ne prennent jamais de la graine de leurs erreurs passées interdisent les semences naturelles car ici bas, tout doit s’acheter et rien ne peut se reproduire sans permettre à quelques-uns de s’engraisser ! »

 

La carotte s’arracha quelques tiges. Ce que je venais de lui confier l’horrifia.  « Ainsi, dit-elle, je suis sacrifiée pour des êtres qui n’en valent pas la peine ! » Que pouvais-je lui répondre ? Je n’ai pas osé lui raconter que désormais des industriels râpent ses consœurs pour les glisser dans des bains prétendument hygiéniques afin de les livrer en barquettes plastiques après d’immenses voyages en camion pour être consommées par des abrutis qui ne sont même pas capables de préparer une excellente vinaigrette ou une sauce moutarde.

 

Fallait-il lui dire encore qu’elle serait lavée, épluchée par des robots car l’usage de l’économe est inconnu du citadin moyen, mise en boîte sans le plus petit sens de l’humour. À moins qu’elle ne soit plongée dans le grand froid pour finir surgelée et aggraver ainsi le réchauffement climatique ? Elle n’aurait pas pu comprendre…

 

Je quittai ma vénérable carotte, n’ayant ni le cœur ni l’envie de lui mettre les pieds sur tête. Elle était partie dans ses rêves d’autrefois, elle se voyait dans une nature sauvage, diversifiée. Elle se rappelait que sa grand-mère lui avait dit que des papillons de toutes les couleurs venaient parfois butiner ses délicates fleurs. Mon dieu qu’elle aimerait pourvoir vivre pareille expérience. Elle parlait dans ses songes et c’est ainsi que je me rendis compte que les carottes avaient une âme, elles aussi…

 

Je m’éloignai délicatement avec mes gros sabots pour la laisser à ses rêveries. Soudain j’entendis un vacarme épouvantable. Un engin agricole démesuré ayant sur son flanc une sorte de tapis roulant, était entré en action. Ma carotte subit le même sort que ses consœurs, arrachée sans ménagement à sa terre nourricière, débarrassée sans ménagement de ses fanes, ballottée de tapis roulant en éjecteur violent, elle chut parmi toutes les autres dans une immense remorque.

 

Elle passa quelques jours dans un silo frigorifique en attendant que les cours de la carotte redressent la tête. Malheureusement en bonne carotte française, elle ne put rivaliser avec ses homologues qui nous viennent de Chine. Gageons qu’un jour, un nouveau virus viendra nous récompenser de marcher ainsi sur la tête.

 

Ma chère carotte se retrouva dans un immense bain-marie, elle devint une soupe industrielle en compagnie d’autres légumes qui n’avaient pas trouvé acquéreurs. Elle fut mijotée dans quelque chose qui ne semblait pas n’être que de l’eau et elle trouva fort de légumes de se voir ainsi salée si abondamment. Elle fut mise en carton, finit sa course folle dans un supermarché après un nombre incroyable de voyages en semi-remorque. Elle qui avait le mal des transports, elle était servie.

 

Son carton fut acheté un jour de promotion. Il traîna longtemps au fond d’un placard et un jour de confinement, une ménagère exaspérée découvrit que sa date limite était dépassée. Elle se retrouva dans une benne à ordures que des éboueurs vinrent quérir, sans protection aucune contre la pandémie qui clouait chez eux une grande partie de la population.

 

Ainsi s’achève l’aventure de cette carotte qui un jour me confia ses états d’âme. J’espère qu’au paradis des légumes, elle regarde navrée ce qui se passe sur cette planète.

 

Industriellement vôtre.

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