Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Chroniques au Val

Ligericus sum, nil Ligeris a me alienum puto.

Mémoire de la grande guerre. 1

Ce que Jeanne m’a confié

Mémoire de la grande guerre. 1

Mémoire de la grande guerre.

 

 

 

 

Cent ans, presque jour pour jour que cette effroyable boucherie s’est achevée. Je suis le petit fils de Jeanne, la fille de Gustave. Mon grand-père aurait dû être Charles si ce jeune homme que Jeanne chérissait tant, n’était pas un des innombrables noms qui sont gravés sur le monument aux morts de notre commune.

 

Le récent déplacement du monument aux morts de Saint-Jean-de-la-Ruelle fut pour moi l’occasion de réveiller cette douloureuse mémoire que je croyais éteinte avec la mort de ma grand-mère, il y a quelques années de cela. Jeanne, vieille femme sentant sa fin proche m’avait enfin fait ce récit qu’elle gardait au plus profond de sa mémoire comme son père Gustave avant elle. Cet arrière-grand-père que j’ai peu connu et qui resta muet sur toutes les horreurs qu’il avait traversées.

 

Jeanne un soir sur le couchant de sa vie m’avait demandé de la rejoindre. Elle avait alors sorti une vieille boîte à chaussures qu’elle avait rangée dans un endroit presque inaccessible. Elle en sortit des photographies jaunies, des lettres, des documents qu’elle avait soigneusement conservés. Elle se mit à lire, à raconter, à dérouler une histoire qui n’était pas la mienne, qui m’aurait exclu si rien de tout cela ne s’était passé.

 

J’étais là à l’écouter, sans prendre le risque de l’interrompre, la laissant se souvenir tout autant que se perdre dans un passé qui lui revenait ce soir-là, de manière brutale. Pourquoi a-t-elle voulu me confier son récit intime ? Pourquoi m’a-t-elle octroyé cet héritage immatériel ? Je ne le saurai jamais.

 

J’étais resté attentif tout en me faisant le plus discret possible. Me retenant de soupirer, je la laissais remonter le temps, revivre ces heures tour à tour joyeuses, aimables, pénibles, douloureuses, tragiques, insupportables. Jeanne, ce soir-là, passa à nouveau par toutes les gammes de l’émotion. Elle était transfigurée. J’eus même le sentiment qu’elle avait rajeuni sous mes yeux éberlués, l’espace de cette soirée à jamais inoubliable.

 

J’ai essayé de conserver en mémoire le plus possible d’éléments de cette incroyable offrande qu’elle me fit là. J’aurai sans doute besoin de consulter parfois ces documents qu’elle m’a laissés. Puissiez-vous à votre tour la suivre à travers mon récit, sans doute maladroit, incertain, incomplet ; sottement, je n’avais pas osé prendre des notes.

 

Remontons le temps pour revivre les quelques bribes d’un épisode qu’on nomma par la suite la grande guerre, comme si cette horreur avait pu jamais mériter pareil adjectif. Qu'y a t-il de GRAND dans cette tragédie qui saigna un pays, un continent, une jeunesse ? Sans doute le courage, la résistance, l’obstination féroce de ces hommes à tenter de vivre dans l’enfer. Je ne vois pas d’autre justification à cet adjectif.

 

Ce qui fut Grand encore, plus encore que pour les soldats qui n’avaient guère le choix, ce fut l’abnégation et la pugnacité des gens de l’arrière, des femmes surtout qui remplacèrent les hommes partis au combat. La France entrait alors dans le vingtième siècle, une autre histoire se construisait qui a sans doute fécondé ce que nous sommes. C’est pourquoi, il convient de vous la raconter afin que ces mots ne se perdent pas maintenant que plus un seul témoin n’est de ce Monde.

 

Le premier août 1914, mon arrière grand-père : Gustave, a 36 ans, il est vigneron à Saint Jean de la Ruelle. Il cultive son demi-arpent dont le fameux clos de la Boëche, une parcelle de 20 perches d’Auberlin noir en bord de Chilesse qui donne un merveilleux rouge au parfum de cassis dont il est si fier. Mobilisé comme tous les hommes des classes de 1887 à 1914 lui, qui est de celle de 1898, Gustave part la mort dans l’âme. Il est du lot des hommes qui doivent rejoindre leur casernement : pour lui ce sera le 131 Régiment d’infanterie du Faubourg Bannier. Il part persuadé que cela va être une question de jours. Il souhaite être revenu pour les vendanges qui promettent d’ailleurs de donner un vin de grande qualité d’autant que tout son vin a été acheté sur pied par la maison Bruant à Ormes installée depuis 1877.

 

Seul le pronostic sur la cuvée 1914 s’avère exact. Gustave va manquer les cinq prochaines vendanges. C’est Marthe mon arrière-grand-mère, Jeanne ma grand-mère et Paul mon grand-oncle qui feront le vin, aidés en cela par des voisins non mobilisés. Les femmes assureront comme on dit aujourd’hui. Elles n’avaient d’ailleurs guère le choix. Le pays était privé de sa jeunesse, de tous les hommes dans la force de l’âge.

 

Nous allons prendre une petite respiration même si ce terme n’est guère adapté au sujet qui nous réunit ici. Jacques, notre chanteur, va nous conduire sur La butte rouge, cette butte inhabitée dans la Marne qui fut le théâtre d’une bataille farouche. On peut mesurer la dimension émotive de ce texte, écrit dans un esprit antimilitariste qui contraste sans doute avec l’opinion générale au début du conflit. Nous ne sommes pas à même de juger, cent ans après. Place donc à la seule émotion de ce texte sublime de Montéhus sur une musique de Georges Krier.

 

=> La butte Rouge

 

 

Sur cette butte là y'avait pas d'gigolettes
Pas de marlous ni de beaux muscadins.
Ah c'était loin du Moulin d'la Galette,
Et de Paname qu'est le roi des patelins.
C'qu'elle en a bu du bon sang cette terre,
Sang d'ouvriers et sang de paysans,
Car les bandits qui sont cause des guerres
N'en meurent jamais, on n'tue qu'les innocents !

La butte rouge, c'est son nom, l'baptême s'fit un matin
Où tous ceux qui grimpaient roulaient dans le ravin.
Aujourd'hui y'a des vignes, il y pousse du raisin,
Qui boira d'ce vin là, boira l'sang des copains.

Sur cette butte là on n'y f'sait pas la noce
Comme à Montmartre où l'champagne coule à flots,
Mais les pauvr's gars qu'avaient laissé des gosses
Y f'saient entendre de terribles sanglots ...
C'qu'elle en a bu des larmes cette terre,
Larmes d'ouvriers et larmes de paysans
Car les bandits qui sont cause des guerres
Ne pleurent jamais, car ce sont des tyrans !

La butte rouge, c'est son nom, l'baptême s'fit un matin
Où tous ceux qui grimpaient roulaient dans le ravin.
Aujourd'hui y'a des vignes, il y pousse du raisin,
Qui boit de ce vin là, boit les larmes des copains.

Sur cette butte là, on y r'fait des vendanges,
On y entend des cris et des chansons :
Filles et gars doucement qui échangent
Des mots d'amour qui donnent le frisson.
Peuvent-ils songer, dans leurs folles étreintes,
Qu'à cet endroit où s'échangent leurs baisers,
J'ai entendu la nuit monter des plaintes
Et j'y ai vu des gars au crâne brisé !

La butte rouge, c'est son nom, l'baptême s'fit un matin
Où tous ceux qui grimpaient roulaient dans le ravin.
Aujourd'hui y'a des vignes, il y pousse du raisin.
Mais moi j'y vois des croix portant l'nom des copains ...

Mémoire de la grande guerre. 1
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article