20 Septembre 2015
Spécial Festival de Loire : La Vistule sur les quais d'Orléans
Pour vivre heureux, vivons cachés.
En une époque lointaine, les êtres magiques acceptaient encore la fréquentation des humains. L'incrédulité et le cartésianisme n'avaient pas fait de ravages parmi les hommes et les femmes de cette planète. Leurs yeux et leurs cœurs étaient disposés à voir et à croire ce qui aujourd'hui serait parfaitement inconcevable. Mais apparut ce qu'on nomme « le progrès » : une étrange idée qui ferme la porte au monde fantastique. Oubliez donc vos préjugés, vos certitudes et laissez-vous porter par cette histoire qui nous vient de Pologne.
Il était une fois une petite sirène -appelons-la Izabela pour vous simplifier la lecture- qui trouvait que l'eau salée nuisait à la beauté de son teint. Elle laissa ses commères qui aimaient toutes à hanter les ports de la Baltique et s'aventura dans une baie le long de laquelle s'élèvera plus tard la ville de Gdansk. Il y avait là un fleuve qui se jetait dans la mer. La Sirène se dit qu'elle devait tenter l'aventure, en dépit de toutes les mises en garde de ses consœurs à propos des dangers de l'eau douce.
Elle remonta le courant de cette rivière que les hommes des rives nommaient La Vistule. Plus elle avançait dans les flots, mieux elle se sentait : c'était là son domaine, elle en était certaine. Elle avait décidé d'élire domicile en cet endroit. Il lui fallait simplement trouver un port d'attache, un emplacement qui lui permettrait de changer de vie tout en se protégeant d'éventuels intrus.
Elle découvrit une berge à la pente fortement escarpée ; elle se doutait qu'en ce lieu, ceux qui vont debout sur deux jambes hésiteraient à la suivre ; elle devait se montrer prudente avec ces êtres dont elle ignorait presque tout. Ses amies, les sirènes, restaient très circonspectes quant à la possibilité de faire confiance à ces curieux personnages …Elle, elle mourait d'envie de mieux les connaître ; Izabela était une sirène de peu d'alarme ...
Izabela avait l'esprit aventureux, elle se démarquait vraiment des autres sirènes qui, à l'exception d'une amie qui avait décidé de vivre à Rotterdam, se cachaient toutes dans les profondeurs de l'Atlantique. Elle accosta et trouva une plage de sable fin pour se reposer de son long voyage. Séduite par la beauté du site, elle souhaitait s'installer définitivement en cet emplacement qui devint la Stare Miasto de Varsovie.
L'endroit était très poissonneux ; des pêcheurs y jetaient leurs filets pour nourrir leurs familles et vivre du commerce de ce métier très difficile le long de cette rivière sauvage. Ils naviguaient alors sur des pychowka, ces bateaux à fond plat qui se déplaçaient grâce à une voile carrée et une grande rame. Le travail était rude sur cette rivière changeante d'un jour à l'autre : îles et bancs de sable s'y déplaçant comme sur notre Loire.
Les pêcheurs ne voyaient pas d'un très bon œil la venue de cette inconnue qui troublait les eaux. Les choses se corsèrent entre les marins et Izabela quand ils comprirent que la demoiselle découpait les filets pour libérer ses amis les poissons. Décidément, elle n'était bien la bienvenue ! Leurs relations allaient virer au drame mais fort heureusement, la petite sirène, tout être étrange qu'elle était, n'en était pas moins femme, elle savait comment amadouer ces pêcheurs certes un peu rustres mais au cœur tendre.
Comprenant qu'elle avait offensé ses nouveaux voisins, Izabela se mit à fredonner un chant si mélodieux que tous ceux qui l'entendaient étaient sous le charme. On sait que le chant des sirènes trouble tous les marins du monde ; nos amis polonais n'échappèrent pas à cette règle. Bien vite leur colère tomba, ils acceptèrent les quelques désagréments de sa présence pour venir l'écouter et rêver sur les bords de la Vistule chaque soir.
Tout aurait continué ainsi très longtemps sans que personne, en dehors des mariniers, ne se rende compte de quoi que ce soit. Seules les femmes des pêcheurs s'interrogeaient un peu sur ce qui faisait rentrer leurs hommes si tard. Ils se murmure même que chaque soir, un homme différent restait toute la nuit en bord de Vistule et rentrait chez lui au petit matin, le sourire aux lèvres. Izabela en était certainement la cause …
Pourtant ce qui devait rester secret vint aux oreilles d'un riche marchand : un de ces gros négociants de blé qui vivaient du commerce et de transport des céréales sur la Vistule (les greniers à blé de Varsovie sont encore célèbres à notre époque et se visitent). L'homme était avisé en affaire et toujours à la recherche de nouveaux profits. C'est un travers qui n'a jamais cessé d'animer ce genre de personnages.
Le riche marchand eut vent de ce qui se tramait en bord de rivière. Il décida d'en avoir le cœur net et vint nuitamment écouter le chant de notre sirène. Quand tous les autres étaient sous le charme de la merveilleuse mélodie, lui, en comptable avisé, calculait déjà les bénéfices réalisés s'il s'emparait de ce prodige à des fins lucratives. Le lendemain, il profita du départ des pêcheurs sur leurs bateaux pour enlever, avec l'aide de quelques comparses grassement payés, la malheureuse Izabela.
Quand les marins rentrèrent le soir, ils n'eurent plus le bonheur de ranger leurs embarcations en écoutant le chant de leur sirène. Ils devinèrent qu'il lui était arrivé malheur sans pour autant savoir où elle était passée. Ce fut un soir de lamentation et de tristesse dans les maisons des pêcheurs. Une autre cependant pleurait toutes les larmes de son corps : c'était notre Izabela, enfermée dans une cabane à l'écart de la ville, là où le marchand la retenait prisonnière …
Elle gémissait tant que le plus jeune des pêcheurs, Lech, entendit ses plaintes, lui qui avait passé la nuit en bord de Vistule à la recherche du moindre indice. Il se rendit sur place, découvrit le pot aux roses mais ne put, seul, libérer la sirène. Le marchand avait demandé à ses hommes de main de garder la cabane et ceux-ci n'étaient pas susceptibles d'être amadoués. Il fallait agir par la force et Lech, à lui tout seul, ne pouvait se lancer dans l'aventure.
Il alla retrouver tous ses camarades, leur expliquant le fin mot de l'histoire. Les pêcheurs se résolurent à tenter une expédition punitive ; ils renoncèrent ce jour-là à leur travail et partirent libérer Izabela, la petite sirène de Varsovie. L'affaire fut rondement menée, les gardes rossés comme il convient et le marchand si malmené, qu'il s'enfuit à tout jamais de la région.
Ah ! si vous aviez vu les larmes de joie de la sirène ; comme elle était heureuse de pouvoir retourner dans sa Vistule ! Il était temps d'ailleurs, sa peau se desséchait et elle avait été en danger de mort. Tous ces pêcheurs lui avaient bel et bien sauvé la vie ; elle les remercia , un par un, d'un tendre baiser avant de se jeter au cou de Lech, son cher bienfaiteur.
Elle ne se borna pas à ce seul remerciement mais promit à tous ses sauveurs d'être toujours à leur côté quand ils auraient besoin de son aide. Elle leur avoua également qu'elle avait compris la leçon et que, désormais, elle resterait dans les profondeurs de la rivière afin de n'éveiller aucune autre convoitise. Les pêcheurs la regretteraient, c'est certain, mais ils étaient tous conscients de la sagesse de cette décision.
Ils ne furent guère surpris d'ailleurs de la voir disparaître dans leur rivière en tenant la main de Lech. Lui non plus, jamais on ne le revit. Mais de cet aspect de l'histoire, nul jamais ne vous en dira rien. Les légendes aiment que les héroïnes soient parfaites ; Izabela avait un petit penchant pour les hommes ; nous ne lui en tiendrons pas rigueur.
La statue de la petite sirène de Varsovie, de nos jours encore, se dresse fièrement, une imposante épée à la main, prête à défendre, contre ses ennemis, la ville dont elle devenue l'emblème. Le blason de Varsovie comporte lui aussi la silhouette de la sirène. Dans les eaux de la Vistule, une sirène et un homme se livrent parfois à une étrange nage voluptueuse. C'est Izabela et son Lech ; il serait bon de ne pas venir les déranger.
Voilà l'histoire telle que me l'a livrée un marinier polonais qui s'était mis en route, en bateau depuis sa lointaine Vistule, par les canaux d'Europe, pour participer au Festival de Loire. Pour le remercier de cette merveilleuse offrande je le mis en garde : dans notre cité, il se trouve d'étranges personnages à même, eux aussi, de s'emparer de la sirène. Souvent ces curieux individus traquent ses homologues sur nos quais. Le marinier me remercia et conseilla à Izabela de s'en retourner promptement dans sa Vistule. Chat échaudé craint l'eau froide et Sirène traquée reste au fond de l'eau.
Pablo Néruda écrivit douze poèmes inspirés de cette légende. Je vous en livre un, qui illustre, ce me semble, ma mise en garde finale. Puissiez-vous croire en cette histoire, elle est partie intégrante de l'âme de la Pologne. Nos invités, venus de si loin, vous en seront reconnaissants.