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Chroniques au Val

Ligericus sum, nil Ligeris a me alienum puto.

Il se noie et nous n'y pouvons rien

Décrocheur silencieux …

Alain est un élève de quatrième, un gentil garçon sans histoire, un de ceux qui ne font jamais de vagues, qui passent inaperçus dans la cour de récréation ou bien en classe. Il a bien quelques difficultés liées à cette maudite écriture, parfaitement illisible, à sa lenteur qui le laisse toujours en décalage avec ses camarades.

Alain a été repéré pour ces problèmes qui sont désormais connus, souvent identifiés et qui peuvent s'atténuer grâce à ordinateur. Il a franchi le parcours d'obstacles afin que son handicap soit reconnu ; il a trouvé place dans un service spécialisé, a obtenu le matériel nécessaire pour suivre une scolarité ordinaire en compensant son trouble.

Hélas, Alain ne souhaite qu'une chose : se fondre dans la masse, ne pas être traité différemment de ses voisins afin de n'avoir plus de contraintes, plus d'efforts à faire. Il refuse d'utiliser l'ordinateur en classe comme à la maison ; il n'a pas besoin du service des professionnels chargés de l'aider dans sa scolarité. Alain, en fait, veut qu'on lui fiche la paix.

Quant on l'observe d'un peu plus près, on est frappé par son côté chiffe molle, sa voix presque inaudible, son regard fuyant. Non pas qu'il soit ainsi dans la vie réelle : il cherche tout simplement à disparaître derrière cette façade en latex. « Pour vivre heureux, vivons caché », Alain a fait de cette maxime sa règle de survie en milieu hostile.

Alain a demandé dans un premier temps qu'on le laisse se débrouiller tout seul. Finis les rendez-vous supplémentaires, l'ordinateur et les préconisations pour accompagner ses études. Durant cinq mois, il a tenté l'expérience et s'en est trouvé parfaitement satisfait. Hélas, le bulletin ne fut pas de cet avis : les notes sont en chute libre, les appréciations non équivoques soulignent le manque de travail et de concentration, les bavardages et la dissipation.

Alain est persuadé qu'il sera capable de redresser la barre s'il se met au travail ; ses parents l'écoutent, s'imaginant qu'il a certainement en lui ce sursaut d'énergie qui lui permettra de retrouver la moyenne. Alain se ment à lui-même et ses parents se bercent d'illusions. La question qui tue va lui être posée : « Fais-tu des jeux en ligne ? ».

« Bien sûr, c'est de son âge ; les jeunes n'aiment plus que ça, répondent en chœur ses parents, mais nous veillons au grain, il est parfois privé de sa tablette ! » … Je veux en savoir plus ; j'apprends qu'il y consacre officiellement au moins deux heures par jour et bien plus le weekend et durant les vacances. Il joue encore à la console et, quand il lui reste un peu de temps, il regarde la télévision.

Tout va bien, messieurs et dames : Alain est un décrocheur passif, un de ces gentils élèves qu'on oublie en classe parce que leur vie est ailleurs, dans ce monde virtuel qui envahit littéralement leur existence. Alain vit dans un imaginaire factice ; il se construit un monde, y vit des aventures, y rencontre d'autres joueurs qui, comme lui, se perdent à eux-même.

Alain n'aime pas sortir, nous dit son père. Il faut que ce soient ses camarades qui viennent le chercher pour qu'il aille un peu dehors. Heureusement, il lui reste encore ses deux entraînements de handball pour conserver une bouée d'oxygène. Il n'est pas encore au bout de cette terrible logique que j'ai déjà croisée à maintes reprises.

Alain a gagné. Il quitte le service puisque tel est son souhait. Il est impossible de sauver de la noyade celui qui ne veut pas qu'on l'aide. C'est la terrible réalité et la redoutable impuissance de nos métiers. Alain a décidé que l'école était désormais une parenthèse, un moment où il se met en déconnexion. Il perd son temps, il passe à côté de sa scolarité sans se faire remarquer par des problèmes de discipline.

Ses parents ont écouté mes craintes. Ils pensent naturellement que j'exagère, que je noircis le tableau. Ils comptent sur une réaction de leur enfant : il est si gentil. J'ai rempli mon rôle, je les ai mis en garde, sans langue de bois, sans détours ni circonvolutions langagières. Je ne peux mieux, seul Alain pourra, un jour, peut-être, retrouver de l'appétence à l'école. En attendant, il faut le laisser plonger.

J'enrage et pourtant il n'est rien d'autre à faire. Je passe ma frustration en prenant le clavier et en racontant cette séance toute fraîche encore. Combien y a-t-il d'Alain dans ce pays qui ne font aucun bruit et pour qui l'école n'a plus aucun sens ? Je crains qu'ils ne soient nombreux et que les marchands de rêve leur jouent un bien mauvais tour. Mais puisque c'est ça la modernité, nous devons l'abandonner à son sort.

Impuissancement sien.

Il se noie et nous n'y pouvons rien
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