8 Février 2015
Fable et chanson dominicales
Du Conquérant à la guerre de cent ans.
Il était une fois, Barfleur, un petit port du Cotentin. La Normandie était alors un point de départ idéal pour traverser la Manche afin de rendre visite à nos meilleurs amis. De là donc, deux départs célèbres firent l'Histoire : l'un pour la gloire et l'autre pour le désastre. Ainsi va le destin : on n'est jamais sûr de rien et il est insensé de vouloir reproduire l'Histoire.
Le premier, le plus heureux, fut celui de Guillaume le Conquérant qui, en 1066, franchit ce petit bras de mer pour aller conquérir l'Angleterre. Avec quelques milliers d'hommes seulement, il réussit l'exploit qui se refusa à Napoléon et à la surpuissante Wehrmacht. Mais comparaison n'est pas raison : les époques n'étaient pas les mêmes.
Guillaume a 39 ans quand il franchit ce Rubicon qui nous sépare de la perfide Albion. Duc de Normandie quoique bâtard, il prétend à la couronne d'Angleterre. Avec son épouse, Mathilde de Flandre, il va imposer sa puissance et sa ruse. C'est à cette dernière qualité qu'il doit sa victoire décisive, le 14 octobre 1066 à Hastings. Feignant de fuir devant un ennemi supérieur en nombre, ses troupes se retournent contre les Anglais lancés à leur poursuite. La surprise provoque la débandade des anglo-saxons.
Quand, le 25 novembre 1120, le bon roi Henri veut s'embarquer à son tour pour l'Angleterre. Il est escorté d'une suite impressionnante de dignitaires, hauts barons, nobles, fils de roi et héritiers de haute lignée. L'esprit semble à la fête et à l'insouciance; la jeunesse des uns l'emportant sur la sagesse de quelques autres.
Si le roi Henri joue pour lui-même la prudence avec un navire qu'il connaît bien, il accepte, pour une partie de sa suite, la requête d'un Normand : Thomas, fils d'Étienne, celui-là même qui avait conduit Guillaume dans sa traversée glorieuse. Celui-ci, voulant que l'Histoire se répète, propose de transporter la royale équipée à bord de son navire : la Blanche Nef. Il fait même cadeau au roi d'un marc d'or pour obtenir cette faveur.
Est-ce pour l'offrande ou bien pour le symbole, Henri accepta et confia ses deux fils et toute leur suite au quémandeur. Le destin allait de ce fait bouleverser, pendant de longs siècles, les relations de la France et l'Angleterre. Trois cents personnes : toute la jeunesse couronnée ou de haute lignée, allaient découvrir, à leurs dépens, que la mer n'est pas un terrain de jeux.
Toute réjouie d'être, pour un temps, débarrassée du regard trop austère du roi Henri, la joyeuse troupe décida de faire de la traversée une bacchanale d'anthologie. La Blanche Nef fut chargée de tonneaux de vins et autres spiritueux pour permettre à toute cette folle jeunesse, en buvant à plaisir, d' oublier les tourments de la mer. S'apercevant que le navire du roi avait pris de l'avance, les passagers du second bateau, enivrés et espiègles, décidèrent de rattraper leur retard.
Ils firent boire également l'équipage pour l' inciter à prendre les rames et aller à un train d'enfer. Ils ne croyaient pas si bien dire. Les marins, grisés par le vin, furent prompts à répondre à l'invite. Ils se mirent cinquante à souquer ferme tandis que le capitaine Thomas, pour tailler la route, coupa au plus court en dépit des risques.
La Blanche Nef allait à vive allure, cinglait les flots par le bas de Barfleur, une passe célèbre pour ses écueils. Il faisait nuit ; la coque se déchira sous un choc violent et une énorme voie d'eau emporta par le fond cette folle équipée. Dans la nuit, un cri terrible, venu de trois cents gorges, déchira les ténèbres. Jamais on ne devait revoir les malheureux qui eurent tout juste le temps de dessaouler pour recommander leur âme à Dieu.
Deux des naufragés seulement avaient eu la présence d'esprit et la chance de s'accrocher à la vergue : Bérold, le boucher du navire, et un noble : Godefroi, le fils de Gilbert de l'Aigle. Ils passèrent la nuit, arrimés à leur planche de salut. L'eau était glacée ; seul le manant résista à l'épreuve.
La légende se mêle toujours de parer le drame d'un peu plus de fioritures qu'il n'est nécessaire. Il se dit alors que le capitaine Thomas, surgissant des flots, remonta à la surface et interrogea les deux naufragés. Il s'enquit du sort des enfants du roi. Apprenant qu'il n'y avait pas d'autres survivants, le pauvre homme préféra la noyade au déshonneur.
De cette catastrophe, pourtant due à l'intempérance de jeunes gens irréfléchis, ce n'est pas le vin mais le sang qui allait couler à flots durant les siècles qui suivirent. La redistribution des alliances et des successions fit grand chambardement et moult querelles entre les maisons de France, d'Anjou et de Normandie. La guerre de cent ans, elle- même, trouverait ses racines dans ce naufrage.
Maritimement leur.
La Blanche Nef
Non n'est pas marin qui veut
La mer n'est pas un terrain de jeu
Embarquant dans le port de Barfleur
Ils allaient au-devant du malheur
Lorsque Guillaume le Conquérant
Fit en ce port un pas de Géant
Il traversa sans coup férir
Et l'Angleterre alla conquérir
Ce Roi sage et déterminé
Embarquait une petite armée
Pour vaincre la perfide Albion
Et la contraindre sous son giron
C'était en mille soixante-six
Il avait franchi les abysses
Pour poser un pied glorieux
Celui d'un soldat victorieux
C'est en l'an de grâce mille cent vingt
Que l'histoire a changé de destin
Oyez bonnes gens cette aventure
Qui tourna à la déconfiture !
La Blanche Nef était un vaisseau
Qui un jour alla défier les flots
Embarquant à son bord des seigneurs
Les fils du Roi quel honneur
Une troupe imposante et bruyante
Une noble jeunesse insouciante
Donnant à l'équipage du vin
Pour qu'il participe à son festin
Le roi Henry sur son navire
N'avait pas imaginé le pire
Il avait vite pris les devants
Sans attendre ses pauvres enfants
Le bateau ivre fit la course
Voulant lui montrer ses ressources
C'est avec ardeur que les marins
Défièrent la mer grisés par le vin
Coupant au plus court dans les rochers
Sur des écueils va se déchirer
Trois cents hommes périrent ainsi
En cette terrible tragédie
Il n'y eut qu'un seul survivant
Bérold à la vergue s'agrippant
Résista au froid et à la mer
Pour narrer son voyage en enfer